Lilia Hassaine, derrière le “Soleil Amer”

Avec “Soleil Amer”, la romancière et journaliste Lilia Hassaine signe un deuxième roman particulièrement remarqué en cette rentrée littéraire.

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La jeune romancière franco-algérienne Lilia Hassaine a fait son entrée parmi les incontournables de la rentrée littéraire 2021 avec un somptueux deuxième roman, "Soleil Amer", publié chez Gallimard. Crédit: Joël Saget / AFP

Deux mères, deux rives. Eva et Naja. L’une Française, issue d’une famille de bourgeois marxistes, l’autre Algérienne, arrivée en France dans les années 1960 pour rejoindre Saïd, son mari, ouvrier dans une usine automobile. Elles sont belles-sœurs et partagent le lourd secret d’une naissance.

En filigrane, les péripéties qu’elles traversent racontent la vie des cités HLM dans les années 1970, bien avant que celles-ci ne soient uniquement associées à des gouffres de délinquance et de criminalité. Car avant que la France ne délaisse ses banlieues, le vivre ensemble existait.

C’est donc avec un somptueux deuxième roman, Soleil Amer, que la jeune romancière franco-algérienne Lilia Hassaine a fait son entrée parmi les incontournables de la rentrée littéraire 2021, avec notamment une nomination dans la première sélection Goncourt, et une place de finaliste pour le Goncourt des Lycéens.

De Héra à Naja

J’ai commencé à écrire assez jeune, d’abord parce que j’avais de bonnes notes à l’école en rédaction.” À l’autre bout du fil, on entend le sourire de Lilia Hassaine. Elle-même journaliste — pigiste pour Le Monde dans un premier temps et actuellement chroniqueuse dans l’émission de télévision Quotidien, de Yann Barthès —, l’exercice du portrait lui est familier.

“Tout le monde a ses secrets, et la vérité est toujours dans ce que l’on essaie de cacher”

Lilia Hassaine

Quand j’étais petite, ma mère m’emmenait beaucoup à la bibliothèque, puisqu’elle n’avait pas eu cette chance lorsqu’elle était plus jeune. Je lisais beaucoup, écrivais beaucoup de débuts d’histoires”, retrace-t-elle. “Et puis, parmi celles-ci, il y en avait une à laquelle je revenais souvent, qui m’a accompagnée plus que les autres. C’est ainsi que j’ai commencé à écrire L’œil du paon”. Son premier roman donc, publié aux éditions Gallimard à seulement 28 ans, d’ordre purement fictif et imaginaire. Il raconte l’arrivée d’une jeune femme, Héra, à Paris, logée chez son oncle et sa tante et qui va s’initier peu à peu à la vie urbaine. Près de deux ans plus tard, Lilia Hassaine publie son deuxième roman, Soleil Amer.

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Si les cadres spatio-temporels de ces deux romans semblent drastiquement différents, avec une couleur particulièrement sociale annoncée pour le second, la romancière, elle, y voit une forme de continuité. “De prime abord, j’étais persuadée d’avoir écrit deux romans qui n’ont rien à voir”, concède-t-elle. “Et puis je me suis rendu compte que le jeu des apparences est une thématique commune aux deux histoires. Je suis assez obsédée par les images que l’on renvoie et que l’on cache. Tout le monde a ses secrets, et la vérité est toujours dans ce que l’on essaie de cacher”, pense-t-elle à voix haute.

Dans Soleil Amer, ces secrets sont d’abord ceux de Naja et Eve. La première est mère de trois enfants lorsqu’elle tombe enceinte d’un petit garçon. Il est décidé qu’elle ne l’élèvera pas, faute de moyens, et qu’il sera adopté à la naissance par Eve et son mari, celui-ci étant le frère de Saïd. Le jour de l’accouchement, ce n’est pas un bébé, mais deux qui viennent au monde. Des jumeaux, Daniel et Amir, qui seront élevés comme des cousins alors qu’ils sont frères.

Deux casquettes, une plume

Journaliste le jour, romancière la nuit ? Pour Lilia Hassaine, ce sont deux vocations certes différentes, mais complémentaires, entre lesquelles il n’est pas vraiment question de faire un choix. “Entre journalisme et littérature, je passe ma journée à écrire finalement”, s’amuse-t-elle. Et d’étayer : “La littérature, c’est une autre manière d’écrire et de transmettre des complexités, des questions dont on entend parler dans l’actualité, là où l’écriture journalistique se veut plus froide et objective.

Si la journaliste se retrouve autant dans la romancière, c’est d’abord parce que pour elle, “on écrit avec son temps et son époque”. Les dernières décennies ont prouvé que l’image de l’écrivain isolé qui écrit depuis sa tour d’ivoire est révolue. À la phrase “l’écrivain sublime le réel, le journaliste le raconte”, Lilia Hassaine, qui ne manque pas de répartie, répond tout naturellement en citant l’illustre Fernando Pessoa : “Toute littérature est un effort pour rendre la vie bien réelle.”

C’est d’ailleurs dans cette philosophie que semble s’ancrer Soleil Amer. Une écriture de l’intime, qui se plaît à s’attarder sur le détail du sentiment : “C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime écrire, ce moment où je prends le temps de m’intéresser à un sentiment, le définir, le caractériser. C’est une manière de donner de la chair aux choses.

Au cœur de Soleil Amer se trouve l’idée de séparation, que Lilia Hassaine prend le temps d’explorer dans toutes ses composantes et nuances : la séparation des jumeaux, la séparation par la structure même de la cité HLM, la séparation avec la terre natale. “Je pense que, d’une certaine manière, ces ruptures font partie de l’histoire de l’immigration. Ce sont les douleurs du déracinement du départ”, explique-t-elle.

Des jeunes dans une rue d’une cité HLM, le 9 avril 1981, à Strasbourg.Crédit: Marcel Mochet / AFP

Paradoxalement, ses personnages semblent construits sur la base de duos, entre lesquels se profile une symétrie contrastée par les origines et les codes sociaux. Finalement, c’est l’expression “mère d’une autre mer”, couramment utilisée pour évoquer la fraternité dans la différence, que Lilia Hassaine met au service de la création romanesque.

À la gémellité de Daniel et Amir, la romancière a fait le choix d’imputer le poids du déterminisme social. C’est ainsi que, tandis que l’un grandit dans un HLM, benjamin d’une fratrie de quatre enfants, l’autre est fils unique et évolue dans un milieu bourgeois. Comprendre : même lorsque nous naissons identiques, nous n’avons pas les mêmes efforts à faire pour nous en sortir. “Aujourd’hui, on a du mal à imaginer ce que représente donner un enfant, mais en racontant cette histoire, je voulais essayer de comprendre la part d’inné et la part d’acquis qui nous caractérisent en tant qu’individus. Au final, nos trajectoires individuelles sont toujours déterminées par nos milieux familiaux”, estime Lilia Hassaine.

Patchwork de vies

À la manière d’un patchwork, la romancière réussit à coudre des tranches de vie de la réalité des banlieues des années 1970, tout en remettant certaines pendules à l’heure. C’est ainsi que, dans Soleil Amer, une réflexion secondaire, mais non moins cruciale, se dégage quant à l’âge du mariage : Myriam, la fille aînée de Naja, est forcée par son père à se marier à l’âge de 15 ans.

“Heureusement que l’on n’est pas obligé d’écrire sur ce que l’on est. Et puis, nous sommes plus qu’une seule identité !”

Lilia Hassaine

Pourtant, la jeune fille est française, et si son mariage a lieu impunément, c’est d’abord parce que la loi française le permet encore dans les années 1970. “On associe souvent la femme maghrébine à des pratiques archaïques, mais on oublie que certaines de ces pratiques se sont réalisées dans une société française qui le permettait. Dans les années 1970 en France, le mariage était permis à l’âge de 15 ans, et beaucoup défendaient la pédocriminalité au nom des libertés individuelles”, explique la romancière.

Je pense que c’est aussi important de rappeler que les choses bougent et évoluent. Si Myriam a été obligée de se marier aussi jeune, ses deux petites sœurs ne connaissent pas le même sort”, souligne l’écrivaine. En fervente défenseuse de la mixité sociale, Lilia Hassaine dépeint l’évolution des cités HLM comme le passage d’une “communauté d’âmes” à une “communauté d’origines et d’ethnies”.

Vue sur Sarcelles, en région parisienne, dans les années 1960.Crédit: AFP

Avant, les cités HLM étaient des habitations où l’on retrouvait des immigrés espagnols, marocains, algériens, polonais… Un mélange d’ouvriers, mais aussi de petites classes moyennes, où les gens évoluaient ensemble”, explique-t-elle. Dans Soleil Amer, ceux-là s’appellent Sheila, Miloud, Nora, Gilbert, Sonia, Michèle, et cassent la stigmatisation communautariste des banlieues. “Et puis, tout ça a commencé à disparaître quand la France a décidé d’arrêter de financer les HLM”, poursuit l’auteure.

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Entre isolement progressif et délinquance, Lilia Hassaine met le doigt sur les maux de banlieue dont on n’entend jamais parler, comme l’épidémie de VIH qui y a sévi dans les années 1990. Toujours est-il que Soleil Amer est aussi un roman qui refuse de se cantonner à une seule réalité.

S’il aborde la question de la déperdition des banlieues françaises, il ne peut être réduit à cette thématique, de même qu’il peut difficilement être qualifié de roman sur l’immigration. Et ce, bien que l’on soit trop facilement tenté d’associer les écrivains d’origine maghrébine à des “thématiques de prédilection”. Lilia Hassaine est loin de s’inscrire dans ce schéma.

Heureusement que l’on n’est pas obligé d’écrire sur ce que l’on est. Et puis, nous sommes plus qu’une seule identité !”, souffle-t-elle. “D’ailleurs, mon troisième roman n’aura sûrement rien à voir avec ça”, avertit-elle. En attendant sa parution, on se délectera de la lecture de celui-ci, qui, dans un tableau coloré, ni victimaire ni misérabiliste, donne à voir des fragments de vie commune, où se heurte partout l’indéfectibilité de la fraternité.