“Les couleurs de l’infamie” : l’enfer du Caire vu par Albert Cossery

Albert Cossery décrit, dans “Les couleurs de l’infamie”, usant d’une langue épurée et fortement colorée, riche en métaphores et profondément empathique, les dessous d’un pays qui n’offre rien à ses classes les plus démunies. A chacun son histoire, chacun son destin. On se croirait dans un film de Salah Abou Seif.

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Le Caire. Tous les maux de l’Egypte sont concentrés dans cette ville monstrueuse, une hydre horrible qui compte pas moins de 20 millions d’habitants. Vivre au Caire n’est pas une sinécure. Pour survivre au Caire, il faut faire preuve d’ingéniosité. Comme ce “passeur de rues” dont le métier est de faire traverser, au risque de sa vie et de celles des autres, les passants d’un trottoir à un autre dans la circulation infernale de la ville, contre quelques pièces.

«Les couleurs de l'infamie»

Albert Cossery

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Pour Ossama, le héros du livre, “l’homme qui avait inventé cette étonnante fonction pour subsister méritait son admiration et son amitié éternelle. Il eût voulu le féliciter et même écrire au gouvernement pour lui demander de le décorer comme exemple d’une nouvelle génération de travailleurs.

Ossama “était ravi de vivre au milieu d’une race d’hommes dont aucun destin inique n’avait le pouvoir de ternir la faconde et la gaieté. Au lieu de fulminer contre les tracas imposés par la monstrueuse déchéance de leur ville, ils se comportaient de façon affable et civilisée, comme s’ils n’attachaient aucune importance à des incommodités matérielles qui ne pouvaient susciter l’affliction que chez les âmes mesquines.”

Comme ses compatriotes, Ossama était dans “la totale incapacité à concevoir la tragédie”, dans un pays où, de guerre en guerre, de dictature en dictature, des Ottomans à Napoléon en passant par les Britanniques, la tragédie est présente partout. En prêtant l’oreille aux passants, “il semblait que chacun des interlocuteurs se prévalait d’une ascendance pharaonique. La prétention de tous ces gueux à une noblesse imaginaire séduisait agréablement l’esprit d’Ossama”. Lui non plus ne s’en privait pas.

Ossama faisait partie de toute cette plèbe cairote qui, une fois dans la rue le matin, ne sait pas de quoi sa journée sera faite et s’il pourra gagner quelques pièces pour entretenir le mirage qu’il faisait miroiter aux siens. Celle d’un jeune homme versé dans les affaires au point qu’il n’avait plus de temps libre.

Sauf que son activité à lui, c’est délester ses concitoyens de leurs portefeuilles. Pour cela, il agissait en observateur aiguisé et attentif de la société cairote, à l’affût du moindre signe d’inattention pour fouiller les poches des autres.

Le notable et le voleur

C’est ainsi qu’il gagnait sa vie et faisait vivre son père, un aveugle qui croit toujours que la révolution égyptienne avait réussi, et Ossama devait entretenir cet espoir, ne pouvant révéler la vérité à son père, qui a perdu la vue suite à un coup de matraque reçu lors d’une manifestation.

De même qu’il entretenait chez Safira ce fol espoir de l’aimer, elle la petite prostituée qui vendait son corps pour pas cher. Elle qui, vivant avec sa mère, “pour se procurer les quelques piastres nécessaires quotidiennement à leur maintien dans le chaos, n’avait à sa disposition que les seuls moyens offerts à tous les prolétaires des régimes affameurs, c’est-à-dire soit persévérer dans la recherche d’emplois inexistants et mourir d’inanition, soit se prostituer à n’importe quel prix, car elle était encore trop naïve pour apprécier à sa juste valeur le don de son corps.”

Ossama, dans l’exercice de ses fonctions, ne s’attaque pas aux affamés, aux démunis, aux va-nu-pieds. Sa cible du jour, le Club des notables, à l’heure du déjeuner, car il “savait qu’aucun de ces fils de chien ne ratait un repas ; arrondir leur ventre était le seul travail auquel ils s’adonnaient avec compétence et honnêteté”. La victime du jour ne se rend pas compte qu’en une fraction de seconde, Ossama venait de le soulager de quelques grammes.

Mais, en plus de quelques billets, Ossama trouve aussi une lettre d’une gravité qu’il ne soupçonnait pas, lui qui vivotait bien en dessous de ces sphères de gens riches. Une lettre qui dessinera les contours de son avenir.

Cette œuvre, d’une étrange beauté, écrite dans un style fluide et accessible, décrit une Égypte profonde que l’on ne soupçonnerait pas si on n’y a pas vécu, si on n’a pas rencontré ces “gueux” qui peuplent les rues du Caire, ses sous-sols et ses cimetières, et qui disparaissent à la nuit tombée. Un petit livre certes, mais une grande œuvre.

Les Couleurs de l’infamie, d’Albert Cossery, Tarik Éditions (2019). Commandez ce livre au prix de 65 DH (+ frais d’envoi) sur qitab.ma ou par WhatsApp au 06 71 81 84 60