Bien qu’elle ne soit plus appliquée au Maroc depuis 1993, la peine de mort continue à susciter, chaque mois d’octobre, la mobilisation d’un ensemble d’acteurs de la société civile, appelant à son abolition officielle. Cette année, un collectif d’une trentaine d’artistes et d’intellectuels s’est réuni autour d’un Beau-livre, intitulé Le Droit de vivre, à paraître cette semaine aux éditions La Croisée des chemins.
“L’idée était d’élargir l’alliance des acteurs qui sont mobilisés toute l’année pour l’abolition de la peine de mort, à des acteurs culturels, à savoir, des écrivains, cinéastes, intellectuels…”
Chacun y apporte un texte, une contribution, selon ses spécialités et champs de compétence, présentant ainsi un ensemble d’arguments abolitionnistes. “L’idée était d’élargir l’alliance des acteurs qui sont mobilisés toute l’année pour l’abolition de la peine de mort, à des acteurs culturels, à savoir, des écrivains, cinéastes, intellectuels…”, résume Driss El Yazami, ancien président du Conseil national des droits de l’homme (CNDH) et membre du comité d’organisation du Droit de vivre, aux côtés de l’artiste et écrivain Mahi Binebine et du commissaire d’art Younes Ajarrai.
C’est qu’en marge de la parution du Beau-livre, une exposition éponyme sera inaugurée ce samedi 9 octobre au Musée d’Art et de Culture de Marrakech (MACMA). Celle-ci restera ouverte au public jusqu’en février 2022.
Artivisme abolitionniste
Côté livre, on retiendra les signatures de Fadma Aït Mous, Mohamed Bennis, Ali Benmakhlouf, Asma Lamrabet, Leïla Slimani ou encore Youssef Fadel… D’une même veine humaniste, ils se coiffent, en l’espace d’une page ou deux, d’une casquette de militants abolitionnistes.
L’exposition, elle, sera entre autres marquée par les œuvres de Mohamed El Baz, Itaf Benjelloun, Mohamed Mourabiti ou encore Yasmina Alaoui… Dans la préface du Droit de Vivre, Driss El Yazami voit dans cette double initiative “un nouveau pari sur la culture”. “Malgré le déficit des politiques culturelles publiques, il y a un réel dynamisme culturel qui anime les artistes marocains, et ce, dans toutes les disciplines. Ces artistes ont des idées, des convictions, et une certaine influence auprès de leurs communautés respectives”, étaye l’ancien président du CNDH.
“L’art est, et a toujours été, aux avant-postes des grandes causes, et la peine de mort en est une. L’art est de tous les combats. Il possède des armes miraculeuses que nous nous devons d’employer”
Car oui, les artistes ont un rôle à jouer dans les luttes humanistes. Du côté de Mahi Binebine, la réponse est sans appel : pour lui, le lien entre art et engagement politique est intrinsèque : “L’art est, et a toujours été, aux avant-postes des grandes causes, et la peine de mort en est une. L’art est de tous les combats. Il possède des armes miraculeuses que nous nous devons d’employer”.
Les photographies, sculptures et peintures présentées dans le cadre de l’exposition le “Droit de Vivre” se veulent donc des illustrations frontales, percutantes, voire choquantes par moments. L’ensemble traduit la violence inouïe de l’exécution légale. “Ce sont des œuvres qui transportent, marquent et parlent. Les artistes ont joué le jeu. Ils ne sont pas tous nécessairement dans la provocation, mais illustrent cette catastrophe qu’est l’application de la peine de mort dans plusieurs pays du monde”, atteste Mahi Binebine.
“Driss El Yazami me disait que la prison, c’est du bruit partout, des portes qui claquent, des cris incessants. Et puis, quand on arrive devant le couloir de la mort, c’est le silence absolu. La puissance de ces œuvres, c’est aussi de parvenir à illustrer et traduire ce silence”, poursuit l’artiste-plasticien et romancier.
Et d’ajouter : “Même dans l’horreur, ces œuvres renferment une esthétique fascinante”. La dimension littéraire, loin d’être négligée au profit d’un aspect purement intellectuel et rhétorique, est quant à elle portée, entre autres, par les nouvelles de Abdellah Baida et les poèmes de Mohamed Bennis. “Il se peut qu’il ne soit pas un meurtrier / Peut-être qu’il était en train d’allumer sa bougie / Peut-être qu’un animal s’est glissé en lui d’un frisson / Dans le ressaisissement de la vie / Il fait durer la parole”, écrit ce dernier.
Le joug de la Toile ?
Les arguments abolitionnistes sont connus, structurés et rationnels. Driss El Yazami, les restitue pour TelQuel: “Nous savons que l’application de la peine de mort ne possède aucun retour possible. De son côté, l’erreur humaine, elle, est toujours possible. C’est une peine injuste, qui frappe les plus pauvres. Les condamnés à mort sont souvent d’anciennes victimes d’autres crimes, et surtout, ils sont les plus pauvrement défendus devant un tribunal”.
Et de rappeler que “certains partisans de la peine capitale au Maroc ont eux-mêmes reconnu vouloir diminuer le nombre de crimes passibles de la peine de mort, et ont admis que certaines personnes ont été injustement exécutées”.
Si depuis 1993, personne n’a été exécuté au Maroc depuis le commissaire Tabit, le moratoire de fait de la peine de mort pèse sur la tête des condamnés, telle une épée de Damoclès. La peur constante et incessante de subir la peine capitale d’un jour à l’autre n’est-elle pas aussi terrifiante que la sentence elle-même ?
Dans une même veine, la théologienne Asma Lamrabet évoque dans son texte la dimension religieuse du droit à la vie, le philosophe Ali Benmakhlouf pose la question du jugement prescriptif, l’universitaire Fadma Aït Mous revisite la valeur de la vie dans les lois positives du code communautaire amazigh, tandis que l’écrivain Abdellah Baida se donne pour exercice de raconter la culpabilité d’un juge ayant prononcé la peine capitale suite à une erreur de dossier…
Par ailleurs, presque tous les auteurs évoquent une spécificité propre aux pays n’ayant pas encore aboli la peine de mort : l’appel massif à l’application de la peine capitale, dès qu’un effroyable crime a lieu, exemple à l’appui. En septembre 2020, le viol et meurtre d’un jeune garçon âgé de 11 ans à Tanger suscitait un vif émoi sur les réseaux sociaux, éveillant les partisans de la peine capitale, dont certains abolitionnistes qui ont cédé à l’émotion.
Des mouvements certes ponctuels, mais tout de même massifs et dangereux, d’autant que certains ont même déambulé dans les rues de Tanger, appelant à l’exécution de l’auteur de ce crime odieux. “C’est une sorte d’instrumentalisation de l’émotion par les réseaux sociaux, qui se marque par le développement d’idées primaires, et qui, toujours sur les réseaux sociaux, ne trouve pas d’opposition sous la forme de débat solide et argumenté”, regrette Driss El Yazami.
Pour Mahi Binebine, ces réactions émotives font l’objet d’une question centrale dans le cadre de l’œuvre qu’il compte présenter lors de l’exposition : “Il s’agit d’une sculpture, qui représente des individus en cage. Ils sont tiraillés, certains vers la gauche, d’autres vers la droite. J’ai voulu représenter la société tiraillée dans laquelle nous vivons, entre l’abolitionnisme et l’appel à l’application de la peine de mort dès qu’un crime grave et choquant survient. Punir en tuant, ce n’est pas la réponse d’une société évoluée”. La loi du Talion ayant montré ses failles, place aux lois civiles.
Un (petit) pas à franchir
“Si la peine de mort n’est plus appliquée depuis près de trente ans, pourquoi n’avons-nous pas encore franchi le pas?”, s’interroge Mahi Binebine. Dans le cas marocain, un petit rappel contextuel s’impose : chaque année, en décembre, le Maroc s’abstient de voter la résolution des Nations Unies qui appelle à un moratoire universel sur la peine de mort.
“C’est paradoxal”, commente Driss El Yazami “Nous avons un mouvement abolitionniste, Sa Majesté a appelé à élargir et renforcer le débat sur la question…”, poursuit-il. Ce débat, quant à lui, ne fait que prendre de plus en plus d’ampleur depuis le début des années 2000.
En 2014, un discours royal était lu par El Mostafa Ramid, alors ministre de la Justice, lors du Forum mondial des droits de l’homme à Marrakech : “Nous nous félicitons du débat, autour de la peine de mort, mené à l’initiative de la société civile et de nombreux parlementaires et juristes. Il permettra la maturation et l’approfondissement de cette problématique”.
Sept ans plus tard, celle-ci n’a-t-elle pas encore mûri ? L’heure de l’abolition n’a-t-elle pas encore sonné ? Pour Driss El Yazami, “le débat a été retardé pendant deux législatures. Le projet de réforme du Code pénal devait diminuer le nombre de crimes passibles de la peine de mort. J’espère que le gouvernement à venir se penchera sur la question. D’autant que nous avons une Constitution qui a affirmé le droit à la vie comme étant primaire et indispensable”, conclut-il. Un droit constitutionnel qui peine encore à s’imposer dans l’arsenal juridique national.