En 2020, Madi Belem, de son vrai nom Mahdi Belemlih, signait un premier roman aux éditions Plon. Sans pour autant remporter un succès fulgurant, La langue maudite parvient tout de même à se hisser dans la shortlist du Prix de la littérature arabe, conjointement organisé par l’Institut du Monde Arabe et la Fondation Lagardère.
C’est que l’histoire initiale est aussi belle que noble : un jeune homme, aujourd’hui dans sa trentaine, qui écrit pour rendre hommage à son père, Driss Belemlih, professeur universitaire en littérature arabe, écrivain et poète, ayant souffert toute sa vie d’un manque de reconnaissance.
Si les premières pages semblent biographiques, le récit prend rapidement la forme d’une autofiction sous la plume d’Adam, le narrateur et fils de Driss Belemlih. Il y raconte sa vie d’adolescent au Maroc, puis ses premières années en France : le pays où, selon lui, les artistes et intellectuels se voient décerner une vraie reconnaissance.
De père en fils
Avant d’être écrivain, Madi Belem est acteur. Il fréquente les bancs de l’école publique à Rabat dans les années 1990, et s’envole pour la France après son baccalauréat. Après un bref passage par une filière économique, il change de cap et s’inscrit au Cours Florent, dont il sortira comédien professionnel. Après plusieurs apparitions dans des séries et longs-métrages français, il entame en 2017 l’écriture de son premier roman.
Un projet qui vient de loin : “Au début de ma vingtaine, je tenais un petit carnet. Lorsque je rentrais au Maroc, j’en lisais de courts extraits à mon père. Je décrivais Paris, j’avais déjà quelques idées”, retrace Madi Belem, toujours installé à Paris. Quelques années après le décès de son père, en 2013, il retombe sur ce petit carnet et renoue avec l’écriture.
Le projet d’un premier roman prend finalement forme en 2017 : “J’ai construit ce roman par bribes d’idées. D’ailleurs, j’écrivais chapitre par chapitre, je peaufinais et travaillais petit à petit mon écriture.” Celle-ci est à la fois soignée et chaotique : La langue maudite jongle entre des passages particulièrement rythmés et réfléchis, et d’autres qui se caractérisent uniquement par leur oralité, puisant sa source dans un registre très familier. Pour l’auteur, il faut faire le parallèle avec son rapport de comédien au théâtre. “J’ai voulu m’approprier l’oralité du théâtre et en faire quelque chose dans la littérature, d’où mon intérêt pour cette dimension parlée”, justifie-t-il.
“Je pense que la position dans laquelle se trouvait mon père demande beaucoup de courage : écrire, lorsqu’on sait qu’il n’y aura personne pour lire, c’est comme jouer dans une salle de théâtre vide”
Ainsi s’ouvre La langue maudite : “Au départ, je ne suis pas écrivain. C’est mon père qui l’est.” Celui-ci occupe l’intégralité des premiers chapitres : Driss Belemlih, professeur universitaire, amoureux de la littérature, fumeur compulsif, écrivain à la recherche de reconnaissance et de visibilité, qui tente de soigner son désespoir par l’alcool. Le peu de prestige, voire l’indifférence, accordé à la littérature dans son pays le tue à petit feu.
Adam, le narrateur, promet à son père qu’un jour il traduira ses livres et exportera sa littérature au-delà des frontières marocaines. “L’écriture de ce roman s’est installée en moi comme la nécessité de faire renaître mon père. Après son décès, j’avais l’impression que ses livres n’existaient plus. Je voulais qu’un hommage lui soit rendu”, affirme passionnément l’auteur.
“Je pense que la position dans laquelle se trouvait mon père demande beaucoup de courage : écrire, lorsqu’on sait qu’il n’y aura personne pour lire, c’est comme jouer dans une salle de théâtre vide. C’est lancer une bouteille à la mer, et moi, j’ai essayé de rattraper cette bouteille de l’autre côté de la Méditerranée”, poursuit-il.
Misère intellectuelle : mais encore ?
Au fil des pages se profile une critique acerbe et virulente du rapport des Marocains à la littérature, ainsi qu’à la lecture de façon générale. “Nous ne lisons pas chez moi”, écrit l’auteur. Un constat assez véridique, dont les chiffres alarmants du marché de l’édition peuvent témoigner chaque année.
“Souvent, un auteur marocain devient intéressant parce que la France s’intéresse à lui. La reconnaissance vient rarement d’ici”
Plus que la valeur de l’objet-livre, Madi Belem va jusqu’à explorer, à juste titre, la place particulière d’un écrivain arabisant, dans une société qui vit encore dans l’héritage de la colonisation française, et donc, dans la supériorité attribuée à sa langue : “L’arabe, on ne le traduit pas, fils. C’est la langue maudite du siècle.”
Dans les années 1980, Mohamed Berrada et Mohamed Choukri, tous deux arabisants, ne racontaient-ils pas déjà la place marginalisée de la littérature arabe dans leur propre pays ? “Les écrivains francisants s’exportent. Les arabisants, eux, existent, mais n’ont pas de visibilité”, plaide Madi Belem. “Souvent, un auteur marocain devient intéressant parce que la France s’intéresse à lui. La reconnaissance vient rarement d’ici”, poursuit-il.
«La langue maudite»
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La langue maudite semble également poser la question de la langue française comme marqueur social. En passant devant le lycée Descartes, le jeune Adam repère “une jolie fille”, lycéenne de la Mission française. Très vite, le narrateur réalise que son français approximatif l’empêchera d’être pris au sérieux par elle. “La langue française appartient à une certaine élite. Lorsque l’on parle français, ça veut dire qu’on est bien instruit. Lorsqu’on ne parle qu’arabe, ça veut dire qu’on ne l’est pas”, regrette l’auteur, qui tente de dénoncer ces clichés dans ce premier roman. C’est d’ailleurs tout son propos : le fils écrit en français pour donner au père la visibilité que celui-ci n’a jamais eue en arabe.
Le fils écrit en français pour donner au père la visibilité que celui-ci n’a jamais eue en arabe
Jusque-là, tout va bien. Cependant, la sévérité de l’auteur à l’égard de cette société “qui ne lit pas” soulève des interrogations, lorsqu’elle relève des points qui semblent déphasés avec la réalité du pays dans les années 1990 et 2000. “Chaque fois qu’on allume la télé, ce sont les mêmes stars de la zik invitées comme références de la réussite sociale, artistique. Un intellectuel, jamais”, peut-on lire.
Peut-on réellement avancer que, à cette époque, les intellectuels n’ont occupé aucun espace dans le paysage audiovisuel marocain, qui a pourtant accueilli Abdallah Laroui, Noureddine Sail, Abdelkébir Khatibi, Fatima Mernissi et d’autres encore ? Ou alors, ces traits auraient-ils été grossis afin d’alimenter la construction romanesque du récit, et au passage, le côté misérabiliste d’un pays maghrébin vu de l’autre côté de la Méditerranée ? Madi Belem, lui, est convaincu du contraire : “Je pense avoir été fidèle, ne pas avoir exagéré, la réalité du pays. Du moins, c’est la réalité comme je l’ai vécue”, affirme-t-il.
En cette rentrée littéraire, la réédition de La langue maudite aux éditions Le Fennec ne témoigne-t-elle pas d’un minimum d’intérêt pour la chose littéraire au Maroc ? “Non, parce que c’est moi qui suis allé vers plusieurs éditeurs marocains et non pas l’inverse, et je me suis heurté à plusieurs refus. D’ailleurs, j’étais choqué que l’on refuse un jeune écrivain”, répond l’auteur, sûr de lui.
Un roman “féministe”
Chapitre après chapitre, le récit prend une nouvelle tournure, s’écartant du personnage du père, pourtant présenté comme fondamental, pour digresser vers la vie du jeune Adam, qui raconte ses débauches adolescentes dans les maisons closes de Rabat, en passant par ses soirées en discothèque, avant d’en venir à ses premières années en France.
La misère intellectuelle semble alors liée à la misère sexuelle dans un pays où sévit “la police du désir”, pour reprendre les termes du narrateur. Se dresse alors le portrait d’un jeune adolescent frustré par les privations sexuelles de son pays conservateur, sans compter quelques passages érotiques mal amenés et particulièrement détaillés, dont la seule utilité semble de mettre mal à l’aise le lecteur.
Peut-on encore cautionner une littérature qui véhicule une image dégradante de la femme ?
Cela peut devenir problématique lorsque tous les personnages féminins, à l’exception de Hayat, la mère, et Giselle, une autre figure quasi maternelle, sont sexualisés ou réduits à des stéréotypes dépassés. Zakia, la prostituée, est “une remorque de graisse” qui “trimballe toute la boucherie de viande en bagage”. “Les femmes sont des fanatiques des préliminaires” et les filles en discothèque sont des “michtos” à qui il faut “préparer de croustillantes salades (afin de les mettre) intégralement en appétit”. Quant à la femme marocaine, “heureusement qu’elle est là. Si elle comptait sur nos hommes, on ne mangerait plus que des boîtes de conserve et œufs à la coque”.
“Mon livre est féministe”, répond Madi Belem lorsque nous le confrontons à ces critiques. Mais encore ? “Ma vision de la femme marocaine est représentée à travers le personnage de la mère. Elle est en mesure de faire des économies, va à la plage en maillot, refuse la burqa. Pour moi, la femme marocaine est libre, forte et indépendante”, poursuit-il. Passons.
In fine, La langue maudite pourrait s’inscrire dans le débat de ce qu’on appelle aujourd’hui la “cancel culture”, à savoir, la dénonciation publique et le bannissement de propos jugés inadmissibles et incorrects tenus par une personne, ou contenus dans une œuvre.
Ainsi, peut-on encore cautionner une littérature qui véhicule une image dégradante de la femme ? Et si la littérature peut parfaitement être transgressive, ne se doit-elle pas de se positionner en faveur de valeurs humanistes ? Le débat est long et houleux.