«Héros sans gloire»
90 DH
Ou
22.000. C’est le nombre d’exemplaires écoulés d’Héros Sans Gloire lors de sa parution en 2002. Un chiffre spectaculaire compte tenu du marché de l’édition marocain, qui accompagne la récompense de cet essai historique, à mi-chemin entre le témoignage et l’analyse, du Prix Grand Atlas de la même année.
La traduction arabe est immédiate. Derrière ce succès, l’initiative folle, en 1998, de Mehdi Bennouna, fils de Mohamed Bennouna, alias Mahmoud, chef de file de l’Armée de Libération du Sud, qui décide de partir à la recherche de l’histoire du père qu’il n’a jamais connu.
Vous êtes le fils de Mohamed Bennouna, chef de file du foyer révolutionnaire des années 1970. Vous ne l’avez jamais connu, et votre travail d’investigation commence lorsque vous partez à la recherche de son histoire…
“J’ai perdu mon père dans des circonstances qui n’ont jamais été éclaircies. Quand je posais des questions aux gens qui l’ont côtoyé, je recevais des réponses lapidaires, romancées, retravaillées, et souvent contradictoires”
En effet. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque : une culture du non-dit, du tabou, avec une information filtrée… Tout ça contribuait au fait que j’ai perdu mon père dans des circonstances qui n’ont jamais été éclaircies. Quand je posais des questions autour de moi aux gens qui l’ont côtoyé, je recevais des réponses très lapidaires, romancées, retravaillées, et très souvent contradictoires.
Ce sont ces contradictions qui ont titillé ma curiosité intellectuelle. Sans vraiment savoir que ça allait devenir un livre, j’ai commencé par contacter un certain nombre de ses anciens camarades, à cumuler les réponses et témoignages que je recevais. De fil en aiguille, l’un me mettait en contact avec l’autre, et cela a duré cinq ans.
Je travaillais donc sur une organisation clandestine, par conséquent cloisonnée, qui repose sur le principe même de la non-divulgation de l’identité de ses membres. Aucun d’entre eux n’avait de vue d’ensemble sur le travail accompli par cette organisation: ils interagissaient les uns avec les autres par pseudonymes, et avaient donc une vision très parcellaire de l’organisation.
C’est pour cela que tandis que j’avançais dans mes recherches, ma méthodologie s’est imposée d’elle-même : c’était comme travailler avec un puzzle. Chaque individu amène une pièce du puzzle, et c’est en les juxtaposant qu’on commence à avoir une image plus ou moins fidèle de ce qu’était cette organisation.
A quel moment avez-vous réalisé que cet ensemble d’informations dépassait l’ordre de votre curiosité personnelle, qu’il fallait que cela se matérialise en un livre?
J’aurais du mal à situer précisément ce déclic. Au début, j’ai essayé de recueillir les premiers témoignages avec un magnétophone. Très vite, j’ai remarqué que lorsqu’il était allumé, mon interlocuteur parlait de la pluie et du beau temps. J’ai donc procédé par prise de notes, que je saisissais au fur et à mesure sur mon ordinateur.
C’est là que j’ai réalisé que j’avais réuni une masse conséquente, avec des vécus incroyables, des parcours de vie exceptionnels. Il me semblait injuste que personne ne connaisse cette histoire, que plusieurs prétendent connaître, mais avec des informations biaisées.
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“La psychologie humaine fait que l’on a tendance à enfouir des périodes de vies aussi traumatiques”
J’ai compris que cette histoire était mal écrite, et qu’il fallait absolument restituer ce contenu historique autant que faire se peut, malgré la mémoire sélective de certains interlocuteurs. La psychologie humaine fait que l’on a tendance à enfouir des périodes de vies aussi traumatiques.
Pensez-vous que tout ne vous ait pas été raconté, et que certaines tranches de vie ont été volontairement occultées par vos interlocuteurs?
Absolument. D’une part, il y a certains principaux acteurs de cette révolution qui n’ont pas souhaité me rencontrer. Et puis, avec ceux que j’ai pu rencontrer, il y avait souvent de longs silences qui voulaient dire beaucoup de choses, quelquefois une volonté déclarée, des réponses comme “je ne peux pas répondre à cette question”.
Dans ces moments-là, mon rôle était d’interpréter les silences et les non-dits. C’est là où ce travail de puzzle permettait de visualiser les trous qu’il manquait à l’histoire que je voulais raconter.
Les informations, les faits, les vies que vous racontez ont été volontairement ensevelis. Comment vous êtes-vous assuré de leur véracité historique?
La vérité historique est un grand débat (rires). La démarche que j’ai utilisée était de me focaliser sur l’aspect purement factuel et biographique.
Lorsque je rencontrais un individu qui a interagi, intérieurement ou extérieurement, avec l’organisation, mes questions étaient d’abord toujours les mêmes : date et lieu de naissance, profession, études, comment sa vie militante a commencé, comment la transition vers la lutte armée a commencé, avec qui, quand et où.
C’était presque une sorte d’interrogatoire. C’est cette démarche qui m’a permis de rester le plus fidèle possible à l’histoire.
Vous adoptez une démarche journalistique et pourtant, lorsque vous dressez les portraits des principales figures de la révolution, on pressent un goût prononcé pour la narration, et ces figures historiques méconnues prennent presque l’allure de personnages épiques. C’était volontaire?
“J’ai découvert des humanités profondes, dans toute leur dimension, avec leur force, leur courage, leurs faiblesses et leur lâcheté”
Parfaitement, parce que c’est ce qui m’a le plus fasciné chez eux. J’ai découvert des humanités profondes, dans toute leur dimension, avec leur force, leur courage, leurs faiblesses et leur lâcheté. C’est ce que je trouvais très beau. L’histoire est faite d’être humains, et derrière l’histoire et les épopées, il y a avant tout de la chair et du sang. Ce que je voulais, c’était restituer l’histoire dans sa dimension humaine.
Qu’est-ce qui, selon vous, unit tous ces hommes dont vous dressez les portraits?
Leur humanité, la foi qu’ils ont eue dans le destin qui les unit, la manière avec laquelle ils ont fait face à ce destin. Quand on affronte la souffrance, la violence et la mort, les masques tombent. On ne peut être que soi-même. C’est ce que je trouve très fort chez ces gens. On le voit très bien dans la littérature carcérale : les rescapés ne peuvent parler que de façon brute.
Avez-vous vu ce dénuement dans leur regard, lorsqu’ils s’adressaient à vous?
“On ne se remet pas de certaines brûlures. C’est le cas des gens à qui j’ai parlé”
J’ai vu qu’il y avait des personnes brûlées de l’intérieur. Il y avait de lourds silences. Quand la foi se transforme en désillusion, et qu’on prend la mesure de certaines trahisons, quand on voit qu’on a sacrifié des années de sa vie, des carrières entières à un idéal et qu’on se rend compte que l’on a été manipulé, on ne se remet pas de certaines brûlures. C’est le cas des gens à qui j’ai parlé. J’en ai vu certains qui vivaient dans un déni total de la réalité, plusieurs se noient dans l’alcool. Le tribut est lourd, et on ne sort pas indemne de ce genre de vie.
L’action révolutionnaire que retrace Héros Sans Gloire était-elle aussi antimonarchique qu’anticoloniale ?
Absolument, et le choix des quatre hommes qui figurent sur la couverture du livre n’est pas innocent. On y retrouve deux générations : celle de Sidi Hamou et de Nemri, qui sont d’anciens résistants, et celle de mon père et de Omar Dahkoun, plus jeunes.
Ces deux générations représentent des parcours distincts, mais qui se rejoignent : d’un côté, d’anciens résistants qui n’ont pas avalé le fait que la lutte pour l’indépendance leur ait été confisquée, et de l’autre, les plus jeunes, qui sont les premières générations diplômées, souvent à l’étranger, dans un contexte de luttes anticoloniales internationales.
Eux ont baigné dans le contexte idéologique des mouvements de libération de l’époque. Lorsque ces deux générations se rencontrent au sein du mouvement révolutionnaire, les uns jouent le rôle de formateurs et d’organisateurs, et les autres, d’acteurs sur le terrain.
Quel rôle a joué la gauche arabe et maghrébine dans la genèse et les péripéties de cette révolution, qui a duré dix ans ?
La lutte de libération était maghrébine. Dans les années 1960, il y a eu une émancipation dans beaucoup de pays arabes, notamment en Egypte et en Irak. Ce contexte-là a favorisé une forme de panarabisme, et j’irais même au-delà : avec Mehdi Ben Barka, il y avait toute la dynamique de la Tricontinentale, avec des mouvements de libération qu’ils soient africains, sud-américains ou asiatiques…
C’est un peu comme les poupées russes : il y avait la poupée de libération marocaine, dans la poupée régionale, puis continentale, puis tricontinentale, qui ont participé à cette dynamique. Typiquement, quand l’organisation avait des planques à Paris, en Syrie, en Egypte ou en Algérie, la logistique et l’intendance étaient partagées avec les organisations étrangères.
Où se situe, selon vous, le début de la fin de cette révolution ?
En 1963, le régime marocain a annoncé sa couleur. Des élections ont eu lieu, l’UNFP a gagné haut la main, et il y a alors eu une vague de répression, par camions entiers, qui a raflé tous les militants UNFP. C’est à ce moment qu’il y a eu un exode de militants vers l’étranger, et c’est aussi là où tous ces militants sont arrivés à la conclusion que la solution ne peut pas être politique, et qu’elle devra être militaire.
L’assassinat de Ben Barka n’a fait que conforter cette position. Jusqu’en 1973, l’organisation était unie, avec un objectif révolutionnaire, qui avait le feu vert tacite de l’UNFP, et donc, d’un appareil politique. A partir du moment où la répression a commencé, il fallait se positionner. Beaucoup ont dit qu’ils ne savaient rien et se sont déresponsabilisés, c’est entre autres ce qui a accéléré la scission entre l’UNFP et l’USFP.
Il y a eu une fragmentation de la gauche marocaine, mais aussi de l’organisation elle-même, car ce qu’est devenu le Polisario à partir de 1973 faisait partie intégrante de ce mouvement-là. Quand Mustapha El Wali a vu que les choses partaient dans une certaine direction, il a décidé, avec le soutien des services secrets algériens, de créer sa propre organisation, devenue aujourd’hui le Polisario.
Quelles ont été les premières réactions à la parution de Héros Sans Gloire, en 2002?
Il y en a eu beaucoup. Certaines positives, d’autres pas du tout… Je pense que c’était un travail qui était attendu. Beaucoup ont apprécié la démarche. Il y a ceux qui étaient sur la scène politique et dont le discours était beaucoup plus circonstanciel. Et puis, bien sûr, il y a ceux qui ont refusé que l’histoire soit écrite autrement, et qui ne veulent pas entendre autre chose qu’un discours établi. Ce tabou qui disqualifie la curiosité intellectuelle.
Cela dit, je pense que le contexte de la diffusion de ce livre a eu ses conséquences. D’ailleurs, je tiens aussi à souligner que Bichr Bennani est le seul éditeur à avoir accepté de publier ce livre, tous les autres l’ont refusé. La prise de risque était assez énorme, puisqu’on ne savait pas quelle allait être la réaction en face.
Je pense aussi que ce qui a contribué à la résonance du livre, c’est ce fameux gouvernement de transition avec Abderrahmane Youssoufi et l’USFP, mais aussi cette brèche de liberté éditoriale à laquelle nous avons assisté dans le début des années 2000.
Estimez-vous que ce livre soit parvenu à déterrer l’existence de cette partie de l’histoire que vous teniez à exposer, ou est-elle encore trop enfouie, vingt ans plus tard?
Il m’est difficile de répondre à cette question. En tout cas, le livre a le mérite d’avoir existé et d’avoir suscité un débat. Mon souhait est que cela stimule d’autres acteurs et observateurs à écrire. Il y a eu toute la littérature de gens qui ont eu le courage d’écrire leurs mémoires d’anciens combattants, d’anciens prisonniers… Cela permet aux lecteurs intéressés d’en tirer leurs enseignements. Pour savoir où l’on veut aller, il faut savoir d’où l’on vient.
En 2002, Héros Sans Gloire remporte le Prix Grand Atlas. Le président du jury, Mohammed Arkoun, en dit alors que c’est un livre indispensable pour comprendre l’histoire contemporaine. Partagez-vous son avis?
Je ne vais pas contredire un expert dans le domaine (rires). Ce qui est sûr, c’est qu’il est très difficile de toucher à l’histoire contemporaine, qui est encore brûlante. On s’adresse à des gens qui ont encore des intérêts dans cette histoire. Cela nécessite donc un travail fondamental de déchiffrage et de mise en perspective. L’histoire ancienne peut aller jusqu’à la paléontologie, mais l’histoire contemporaine, qui est encore toute récente, soulève d’autres défis, avec des vécus encore tangibles et présents.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce travail ?
Il y a certainement des choses que je n’ai pas assez explorées, des choses que je pourrais rajouter. Néanmoins, et c’est une discussion que j’ai récemment eue avec mon éditeur à l’occasion de la réédition, le travail tel qu’il a été fait doit conserver son originalité, justement parce qu’il a été fait dans un contexte et qu’il me semblait important de le garder dans sa version originale, à savoir son ton, sa ferveur au moment où il a été conçu, écrit et publié.
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