La revue Apulée veut ouvrir le monde d’après

Dans son premier numéro après la pandémie, Apulée, la revue des littératures du monde, se demande comment changer la vie.

Par

Anouar Benmalek
Romancier et mathématicien, Anouar Benmalek est l’auteur entre autres de L’Enfant du peuple ancien (Pauvert, 2000), du Fils du Sheol (Calmann-Lévy, 2015) Crédit: DR

Plus que jamais, l’injonction rêveuse de Goethe résonne en nous : “Et tant que tu n’as pas compris / Ce “Meurs et deviens” / Tu n’es qu’un hôte obscur / Sur cette terre ténébreuse””, avertit Hubert Haddad, le rédacteur en chef de la revue Apulée, dans son éditorial intitulé “En attente du monde”.

Revue Apulée
Revue Apulée, n°6, Changer la vie
, collectif
 Zulma, 416 p., 
390 DH.

Plus qu’attendre un monde nouveau, c’est à le construire poétiquement, imaginairement et donc politiquement que s’attachent les 90 auteur.e.s qui en animent les pages.

Apulée n’a eu de cesse de poser les questions de fond : elle a arpenté d’abord les “galaxies identitaires”, puis l’imaginaire et les pouvoirs, questionné la guerre et la paix, voulu traduire le monde, plaidé pour les droits humains.

Élaboré pendant une année de pandémie, son équipe a voulu “Changer la vie” et jeter les jalons du monde d’après. Mais ce monde d’après, quand et où commence-t-il ?

Monde à refaire

En poésie, en dessin, en photo, et comme toujours dans de nombreuses langues, souvent mises en parallèle, sont posées les questions écologiques, politiques, sociales.

L’écrivain belge Jean-Claude Bologne écoute “Ce que content les arbres”. L’astrophysicien français Aurélien Barrau plaide pour l’usage des mots justes et non de “termes édulcorés pour désigner des drames majeurs tandis qu’une diabolisation immodérée de toute pensée exploratoire est souvent à l’œuvre”. Marc Delouze arrache des pages à son “cahier des confins”.

Adonis s’emporte contre “nous autres Arabes qui produisons à l’attention de la barbarie libérale occidentale ce “veau noir” doré, avec du pétrole et du gaz”.

Et il tonne : “Pourquoi la misère de l’homme n’est-elle pas la première tâche qui incombe à l’homme s’il se considère vraiment comme tel ?”

“Nous autres Arabes qui produisons à l’attention de la barbarie libérale occidentale ce “veau noir” doré, avec du pétrole et du gaz”

Adonis

Le cahier photo d’Élisabeth Alimi s’intéresse au désert, sans nulle figure humaine, tandis que Wilfried N’Sondé fait l’éloge de la jeunesse et du dynamisme dans “Utopie à l’africaine”.

Il y a aussi des moments de douceur, comme le récit gracieusement illustré de la romancière roumaine Irina Teodorescu.

Le chanteur syrien Abed Azrié retraduit un merveilleux texte d’al-Ma’arri : “Le cœur est pareil à l’eau, les passions flottent à sa surface, gouttes d’eau dans l’eau”. On découvre combien le haïku est prisé dans la poésie catalane.

Apulée rend aussi hommage à ses chers disparus. À Michel Le Bris, le “rêveur de confins” fondateur du festival des Étonnants voyageurs, qui plaidait pour une “littérature-monde”.

Pour célébrer Sony Labou Tansi, l’auteur congolais de La Vie et demie, un très beau dialogue imaginaire entre lui, Henri Lopès et Tchicaya U Tam’si.

Au poète français Claude Vigée, Yvon Le Men déclare “Je fais confiance à l’homme que je trouve dans vos poèmes”.

Des portraits croisés sont consacrés à Jean Amrouche et à Albert Memmi, le maître et l’élève aux voix affectueuses et puissantes. Avec ses voix familières ou nouvelles, Apulée appelle demain.

Dans le texte.

Anouar Benmalek : Est-ce que le tueur de Daesh porte un masque ?

“Est-ce que le tueur de Daesh porte un masque quand il égorge son prisonnier ?

Comment se débrouille le combattant de l’État islamique pour respecter les règles de distanciation conseillées par l’OMS, sachant que les nécessités de son acte meurtrier l’amènent à se trouver dangereusement proche des ultimes postillons de terreur de la personne suppliciée ?

Au moment crucial où il se saisit de sa victime, récite-t-il, ce courageux assassin, le verset du Trône, réputé maître des versets du Coran, protégeant celui qui le récite avec ferveur des manigances du diable – et le virus de la Covid 19 n’en est-il pas une, du moins selon les avis autorisés d’une partie des théologiens à la barbe la plus pointue ?

Que décide Daesh en tant qu’employeur responsable quand un de ses bourreaux tombe gravement malade de la pandémie dans l’exercice de sa fonction d’assassin vertueux ?

L’hospitalise-t-il dans des structures secrètes munies de respirateurs dernier cri obtenus via la frontière turque et manipulés par de dévouées infirmières en burqa ou laisse-t-il le fidèle serviteur s’asphyxier jusqu’à la mort puisque, de toute manière, une flopée d’amantes empressées l’attendent au paradis, créatures de rêve perpétuellement pucelles et dépourvues de tout coronavirus, au moins jusqu’à plus ample informé ?”