Réda Bahassou : “Le langage de Nass El Ghiwane est similaire à celui des oiseaux”

Féru de musique, et surtout passionné de Nass El Ghiwane, Réda Bahassou a dédié un premier essai aux “Rolling Stones de l’Afrique”. Préfacé par Omar Sayed, et tout juste paru aux éditions La Croisée des Chemins, l’ouvrage explore la formation du groupe et son parcours, tout en livrant une analyse de son ADN musical et politique.

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Nass El Ghiwane
“La création de Nass El Ghiwane, mais aussi la musique, de façon plus générale, a été une sorte d’alternative, de porte-voix pour ceux qui voulaient mais ne pouvaient pas parler” rappelle Reda Bahassou. Crédit: DR

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Quel a été le rôle du contexte politico-culturel des années 1970 dans l’émergence de Nass El Ghiwane ?

Nass El Ghiwane a été créé quelque temps après la disparition de la revue Souffles. C’était un contexte de contestation, qui a été primordial dans l’émergence du groupe, dans la mesure où, durant les années de plomb, toute opposition politique était étouffée.

Et puis, il ne faut pas oublier que le groupe est né à Hay Mohammadi, un foyer complexe de contestation depuis l’époque coloniale, où s’organisait la résistance.

“Larbi Batma a confié que le fait d’avoir été détenu dans le centre de Belvédère lui a fait réaliser la force de la répression”

Réda Bahassou

La création du groupe, mais aussi la musique, de façon plus générale, a été une sorte d’alternative, de porte-voix pour ceux qui voulaient mais ne pouvaient pas parler. Je dirais même que Nass El Ghiwane est le produit de leur contexte.

Sans une telle effervescence politique, sans une ambiance sociale aussi bouillonnante, on n’aurait jamais assisté à un tel succès. Les membres eux-mêmes étaient militants.

Larbi Batma, par exemple, a été détenu dans le cadre des premières manifestations contre la vie chère, et a par la suite confié que le fait d’avoir été détenu dans le centre de Belvédère lui a fait réaliser la force de la répression.

En parallèle avec son activité musicale, le groupe a par la suite beaucoup voyagé et a rencontré des activistes du monde entier, a été très sensibilisé à la cause palestinienne et à la question tiers-mondiste.

À titre d’anecdote, il a même été question pour Nass El Ghiwane de s’enrôler sur le terrain en Palestine.

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Quelle analyse faites-vous de la dialectique de la “chanson ghiwanienne” ?

Elle s’articule sur plusieurs niveaux. C’est un langage codé, mais composé de mots simples et d’expressions populaires qui, en profondeur, ne s’adressent pas à tout le monde.

Réda Bahassou
Réda Bahassou est un Franco-marocain au parcours atypique qui a entamé des études en sciences sociales à l’université de Nancy.Crédit: DR

Quelque part, il faut avoir été initié à ce langage afin d’être en mesure de saisir la totalité des sens qu’il recouvre.

Vous pouvez avoir des Casablancais pure souche qui ne comprendront pas tout ce qui est dit dans leurs chansons, avec des tournures de phrases et des formules puisées dans l’Histoire.

Cette complexité a bien évidemment été une manière de déjouer la censure. Parfois, les paroles renvoient directement à Hassan II.

Nass El Ghiwane savaient pertinemment qu’ils ne pouvaient pas affronter le pouvoir de manière directe. Leur art, c’est leur langage pluriel, et il faut mobiliser tout le patrimoine linguistique du Maroc et de la darija pour le comprendre.

Lorsque le chant ghiwanien aborde un aspect purement politique, son sens véritable n’est pas audible à la première écoute.

D’un point de vue linguistique et littéraire, qu’est-ce qui fait le langage “ghiwanien” ? Quelles sont ses caractéristiques ?

Je dirais que c’est un langage similaire à celui des oiseaux : on sait que c’est beau, mais on ne sait pas toujours ce qu’ils disent du premier coup. C’est un discours imagé qui mobilise beaucoup de métaphores.

“La structure du texte se base sur beaucoup de répétitions, invite à la transe”

Réda Bahassou

D’autre part, c’est un texte dont la structure se base sur beaucoup de répétitions. C’est peut-être une façon d’inscrire dans l’inconscient collectif le message véhiculé dans le texte, mais aussi d’inviter à la transe.

Ce sont deux choses différentes, et c’est pour cela qu’il est important de faire la distinction entre les chansons engagées de Nass El Ghiwane, et celles qui n’ont aucun autre objectif que de rentrer dans la transe, dans un état second, et en quelque sorte, de s’inscrire dans une forme d’universalité.

L’héritage culturel de la colonisation est-il palpable dans les textes de Nass El Ghiwane ?

L’héritage colonial a forgé l’imaginaire collectif marocain, et donc, naturellement, le chant ghiwanien. Plus concrètement, cet héritage a également joué un rôle dans la naissance du groupe.

La Résidence générale avait donné son feu vert pour la construction d’une Dar Chabab (maison de la jeunesse, ndlr) afin de contenir un mouvement de colère populaire en solidarité avec l’assassinat du syndicaliste tunisien Farhat Hached.

C’est au sein de cette structure socio-éducative qu’est né Nass El Ghiwane.

la maison des jeunes de Hay Mohammadi
Nass El Ghiwane est né dans la maison des jeunes de Hay Mohammadi, à l’origine construite parles autorités coloniales pour contenir une colère populaire provoquée par l’assassinat du syndicaliste tunisien Farhat Hached.Crédit: TNIOUNI

Peut-on parler d’un avant et d’un après Nass El Ghiwane, sur la scène artistique marocaine ?

Naturellement. Avant Nass El Ghiwane, on n’avait jamais vu un groupe chanter une chanson aussi novatrice. Avant même de parler du texte, cela se note au niveau du choix des instruments de musique, qui marient le traditionnel et le moderne.

“Nass El Ghiwane s’inscrit dans la tradition de la chanson folklorique, mais a paradoxalement créé une rupture avec celle-ci”

Réda Bahassou

La scène artistique marocaine a profondément été transformée par l’avènement de ce groupe casablancais. La preuve étant que, quelques années plus tard seulement, des dizaines de groupes de musique dans tout le Maroc ont repris le même schéma.

Je pense que le principal aspect révolutionnaire de Nass El Ghiwane est ce style qui rompt avec la léthargie, et ce message qui se veut porteur d’espoir, même dans la condamnation et la critique du système.

Nass El Ghiwane s’inscrit dans la tradition de la chanson folklorique, mais a paradoxalement créé une rupture avec celle-ci.

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Dans quelle mesure l’héritage de Nass El Ghiwane se perpétue aujourd’hui ?

Il n’y a qu’à voir la communauté virtuelle qui se rassemble encore aujourd’hui autour de Nass El Ghiwane. Je crois qu’il y a même un groupe Facebook avec plus d’un million de membres ! Beaucoup de gens, artistes ou pas, se réclament de leur héritage.

Le plus intéressant est de voir comment cet héritage, initialement musical, a été décliné dans différentes disciplines artistiques, en commençant par différents genres musicaux, mais aussi dans le cinéma, le dessin, le graffiti et le théâtre.

Le film du réalisateur Ahmed El Mâanouni, Transes, dédié à Nass El Ghiwane, a même été présenté au Festival de Cannes !

Aujourd’hui, il est indéniable que Nass El Ghiwane est inscrit durablement dans le patrimoine culturel marocain.

Transes, du réalisateur Ahmed El Mâanouni
Le film Transes, du réalisateur Ahmed El Mâanouni, est dédié à Nass El Ghiwane et a été présenté au Festival de Cannes.Crédit: DR

L’émergence de la scène rap marocaine se situe-t-elle dans la continuité de la révolution musicale amorcée par Nass El Ghiwane ?

Bien qu’il n’y ait pas vraiment de similarité au niveau rythmique, on retrouve finalement la même veine dans le rap conscient marocain.

“La force de Nass El Ghiwane, c’est aussi leur intemporalité au fil des générations”

Réda Bahassou

C’est une ressemblance avec le chant ghiwanien, ou plutôt une continuité, dans le sens où le rap marocain se veut contestataire, et s’est inspiré de Nass El Ghiwane.

Dans ses premiers albums, Don Bigg reprend des extraits de Nass El Ghiwane. En somme, cette scène rap a repris certains codes pour les marier à sa propre création artistique.

La force de Nass El Ghiwane, c’est aussi leur intemporalité au fil des générations, et la puissance avec laquelle ils ont pu inspirer aussi bien des groupes de rap, de chaâbi ou de rock.

Pensez-vous que Nass El Ghiwane ait refaçonné notre perception, en tant que Marocains, de la darija, et, plus généralement, de notre patrimoine culturel ?

Oui, malgré le fait que l’importance de notre patrimoine reste encore marginalisée. En tout cas, il y a eu une tentative de Nass El Ghiwane de le revivifier. Il n’en reste pas moins que notre patrimoine est à réhabiliter, car son essence demeure méconnue.

La darija est d’une richesse incroyable. Il s’agit d’une langue quasi incantatoire qui transmet beaucoup d’images et de symboles, et Nass El Ghiwane a su capitaliser sur cette richesse.

Il ne faut pas oublier que les membres du groupe n’ont pas été très loin dans leurs études et n’ont pas fréquenté les bancs de la faculté. Ils ont mobilisé la darija, car ils n’avaient pas d’autre support pour véhiculer leurs messages.

Les mots “clairvoyance”, “prémonition” et “visionnaires” reviennent beaucoup dans cet essai. Qu’ont-ils prédit exactement ?

En tout état de cause, ils ont prédit le Printemps arabe, pour ne citer qu’un exemple. On constate très rapidement que Nass El Ghiwane étaient en avance sur leur temps.

Lorsqu’ils chantent “notre été est devenu orage”, on y voit un message explicite sur le devenir de la région arabo-musulmane.

“Lorsque Nass El Ghiwane chante la Palestine, on constate que leurs préoccupations sont on ne peut plus actuelles”

Réda Bahassou

De même, lorsque Nass El Ghiwane chante la Palestine, on constate que leurs préoccupations sont on ne peut plus actuelles.

Tout le lexique ghiwanien s’articule autour de mises en garde, de manières de conjurer la fatalité afin de dire qu’une autre voie est possible si l’on ne s’y prend pas trop tard.

Je pense même que l’on n’a pas encore assez de recul sur notre époque contemporaine pour saisir l’intégralité de leurs messages.

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Dans votre essai, vous formulez une distinction entre la chanson engagée et la chanson révoltée. Où se situent Nass El Ghiwane ?

La chanson contestataire est seulement critique, tandis que la chanson engagée propose des solutions et des perspectives d’évolution.

Nass El Ghiwane, “les Rolling Stones de l’Afrique”, de Réda Bahassou
Nass El Ghiwane, “les Rolling Stones de l’Afrique”, de Réda Bahassou, vient de paraître à La Croisée des chemins.

Je pense que le chant ghiwanien est par définition engagé, il ouvre des voies, et est porteur d’espoir. Surtout, il ne ferme pas la porte au dialogue, et quelque part, nous dit que si nous nous y prenons à temps, nous pouvons exorciser nos démons.

Ce sont des chansons qui invitent à la réflexion, qui éveillent les consciences, et qui ont des revendications précises : mettre fin à la dilapidation des fonds publics, tout miser sur l’éducation, désenclaver les régions, moraliser la vie politique publique… Tout cela, sous la forme de signaux d’alarme.

D’ailleurs, j’en reviens à cette intemporalité et à cette dimension prémonitoire : ce sont des revendications que l’on a retrouvées lors des manifestations du Hirak du Rif.

Pour citer Frantz Fanon, Nass El Ghiwane sont-ils parvenus à “moderniser les formes de lutte” à travers la chanson populaire ?

Au-delà du recours à la chanson contestataire et engagée, ils ont modernisé les formes de lutte en mobilisant le patrimoine marocain comme arme, et cela s’est matérialisé par le choix des instruments, et par la façon avec laquelle ils ont dépoussiéré les légendes. On retrouve dans leurs références Aïcha Kandisha !

Ils ont fait de notre culture une nouvelle arme de résistance, afin de mieux être en phase avec l’imaginaire collectif marocain.

À titre d’exemple, il y a une chanson de Nass El Ghiwane intitulée Siniya (plateau de thé, ndlr) : le thé étant un élément indissociable du patrimoine culturel marocain, il marque les esprits et permet au spectateur de se familiariser avec les thématiques abordées, et donc, de faire passer un message de façon plus efficace.

C’est une stratégie reconnue : toucher à l’aspect intime pour persuader.

En somme, peut-on affirmer que derrière la musique, les intentions de Nass El Ghiwane étaient exclusivement politiques ?

C’est ce que disent certains, mais je pense qu’il serait réducteur de considérer que les fins de Nass El Ghiwane n’étaient que politiques.

C’est une grande partie de leur ADN, mais il y a un aspect très social, ainsi que des chansons purement confrériques, qui puisent dans le religieux et célèbrent la spiritualité.

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