Accusée d’homophobie, de transphobie, de grossophobie, et de misogynie, critiquée pour son manque de diversité ethnique et raciale, Friends, diffusée sur la grande chaîne américaine NBC entre 1994 et 2004, dépasse désormais le simple statut de série télé populaire pour atteindre véritablement le niveau de phénomène culturel, et ce à l’échelle mondiale.
Comment expliquer l’engouement qu’entretient cette série avec ses fans, sa capacité à attirer de nouveaux spectateurs parmi des générations qui n’ont pas forcément suivi la série lors de sa première diffusion, ainsi que sa popularité durable, voire croissante, dans un contexte culturel où les spectateurs sont de plus en plus sensibles et exigeants quant à la représentation et à l’inclusion des populations marginalisées – femmes, personnes de couleur, LGBTQ+ – dans la culture populaire ?
Une sitcom disponible partout, tout le temps
Les réponses s’avèrent multiples et complexes et varient sans doute d’un contexte culturel et géographique à un autre. En font partie sans nul doute plusieurs raisons commerciales et industrielles : Friends est l’une des rares situation comedies à jouir d’une position aussi dominante sur les écrans grâce à sa diffusion quasi continue sur diverses chaînes depuis son arrêt en 2004.
Aussi, l’émergence de nouvelles formes de visionnage et l’accès à volonté à l’intégralité de la série rendus possible par la montée en puissance de la plateforme de streaming Netflix. Enfin, et plus généralement, l’ubiquité croissante des écrans (ordinateur portable, tablette, smartphone) dans la vie quotidienne qui va de pair avec un processus de légitimation culturelle de l’objet “série télé”, encore dédaigné il n’y pas si longtemps (bien que l’appellation de “quality TV” demeure encore largement réservée aux séries dramatiques telles que The Sopranos, Mad Men, ou Game of Thrones).
Mais ces réponses ne sont que partielles. Après tout, suivant la logique commerciale qui régit l’industrie télévisuelle, nulle chaîne ou plateforme payerait des sommes aussi colossales pour acquérir les droits de diffuser une série si elle n’était pas assurée d’attirer des spectateurs.
Des qualités indéniables
Si les spectateurs sont continuellement au rendez-vous pour Friends, c’est grâce, là encore, à plusieurs raisons complexes et interconnectées : de jeunes acteurs hautement télégéniques et charismatiques, une écriture soignée et sophistiquée, des innovations narratologiques et génériques, un humour et un timing de comique efficaces, des personnages caricaturaux, bien définis et attachants, un univers fictionnel étoffé et rassurant, des personnages secondaires mémorables, un ancrage émotionnel fort, pour n’en citer que quelques-unes. Tous ces éléments ont contribué et continuent à contribuer au succès de la série et ce dernier épisode mise avec une très grande efficacité sur l’aspect émotionnel et la nostalgie qui en découle.
Ainsi, la visite des six acteurs aux plateaux de tournage spécialement reconstitués pour l’évènement, le rappel des épisodes phares (“Celui qui gagne les paris”), les relectures par les six acteurs de dialogues originaux transposés sur les scènes originales, les bêtisiers, les visites des guest stars très appréciées par les fans, tous ces éléments ont servi la cause de la nostalgie pendant ces retrouvailles-spectacle, pendant près de deux heures.
La recherche du consensus
Mais il se peut que la véritable nostalgie autour de Friends, et une des raisons fondamentales qui explique son succès phénoménal et persistant en dépit de son nouveau statut de série problématique, se situe ailleurs, au niveau générique. Friends, en dépit de quelques arcs narratifs dramatiques, reste avant tout une sitcom grand public qui a été conçue et produite à la toute fin de l’ère des Networks (années 1950-1990) aux États-Unis.
Ce moment, très différent du paysage télévisuel actuel, est caractérisé par une offre de contenu réduite et un modèle commercial basé sur le financement des publicitaires. Une grande chaîne comme NBC doit s’assurer que son contenu sera “vendable” aux publicitaires, qu’il réponde aux goûts du plus grand nombre de spectateurs. La sitcom, le genre le plus populaire de cette période, est ainsi le genre qui, historiquement et grâce à son déploiement de l’humour, cherche systématiquement le consensus culturel.
Friends, comme d’autres sitcoms grand public de son époque, a pu proposer du contenu qui fait grincer les dents des spectateurs contemporains
En effet, la sitcom américaine est un genre qui négocie sans cesse les tensions sociétales de son époque et de son pays. C’est un espace au sein de la culture populaire qui présente et interroge les points de vue variés, parfois diamétralement opposés ; qui questionne les normes sociétales d’une époque et qui propose éventuellement des possibilités dissidentes. On peut trouver dans une sitcom comme Friends, dont le récit continue pendant des années, toutes sortes de messages idéologiques, car ce processus dialectique, cette exploration fine et détaillée des questions de société, ne prend jamais fin lors de la vie d’une sitcom réussie. Elle est, en fait, une source d’inspiration.
Si Friends semble donc souvent terminer ce travail culturel par une validation ou un renforcement des hégémonies en vigueur, cela reflète avant tout les limites de son cadre commercial et industriel : une sitcom qui pousse trop loin les limites du consensus risque l’annulation, ou pire encore, de ne jamais voir le jour.
Il n’est donc pas étonnant de voir qu’à certains égards, Friends a très mal vieilli. Mais ce vieillissement inconfortable reflète en fait le profond engagement et occupation de Friends vis-à-vis des changements sociétaux rapides et profonds qui bouleversèrent les États-Unis à la fin du XXe siècle (visibilité et acceptation accrues des personnes LGBTQ+, remise en question des normes genrées et de la composition familiale, besoin de mieux intégrer les personnes de couleur dans la culture populaire). Toujours à la recherche du compromis culturel, Friends, comme d’autres sitcoms grand public de son époque, a pu proposer du contenu qui fait grincer les dents des spectateurs contemporains.
Le reflet d’un débat sociétal
Il faut donc comprendre ce contenu problématique comme faisant partie d’un processus de discussion et de négociation qui reflète l’état du débat sociétal de l’époque, comme un engagement civique. Une sitcom de cette époque télévisuelle n’a pas pour vocation d’être progressiste (bien que Friends l’ait été à bien des égards), mais cherche l’adhésion du plus grand nombre de spectateurs en leur proposant un modèle, un univers acceptable à la majorité, un compromis culturel et sociétal — en cela le genre est éminemment politique.
Que le compromis qu’ait trouvé Friends il y a deux décennies déçoive certaines personnes aujourd’hui montre justement que c’est ce même consensus — les termes du compromis — qui a évolué, non pas en dépit de Friends mais peut-être justement, en partie, grâce à la série et au travail culturel qu’elle a entamé pendant une décennie.
Il n’est pas anodin de constater que les années glorieuses d’un genre aussi investi dans la négociation amiable et humoristique des tensions sociétales soient suivies par un genre dont le mode opératoire est, d’une certaine manière, situé à l’opposé de la sitcom : la téléréalité.
En rien ancrées dans le réel, ces émissions de compétition acharnée et d’individualisme exacerbé semblent, au contraire, encourager le conflit, la dissidence et la polarisation aiguë (on n’oubliera pas que l’un des présidents américains les plus clivants a affûté sa réputation grâce à sa propre émission de téléréalité).
Une série refuge
Si Friends reste populaire, si le public demeure au rendez-vous, c’est qu’il y a bien un effet de nostalgie à l’œuvre. Mais cette nostalgie s’étend bien au-delà du simple univers Friends, bien au-delà d’une affinité pour les personnages, pour les acteurs ou pour un moment historique révolu.
La nostalgie pour Friends, et la raison pour laquelle tant de personnes continuent à l’apprécier en dépit de son décalage avec nos sensibilités et normes actuelles, est en réalité une nostalgie pour un procédé culturel qui ne prédomine plus sur le petit écran : une recherche de consensus et de compromis.
Dans cette nouvelle écologie télévisuelle fragmentée, la sitcom en tant qu’objet culturel ne peut plus occuper sa place d’avant, ne peut plus assumer son rôle de négociatrice culturelle. Aussi, il semblerait que les goûts du public ne tendent plus forcément vers le consensus mais plutôt vers la confrontation, la revendication et l’individualisme. Vouloir se réfugier dans un épisode de Friends, série doudou (certes un peu moisie et galvaudée), n’est finalement pas si difficile à comprendre.