Agadir. 29 février 1960. 23 h 45. Douze secondes. À l’aune d’une puissante secousse sismique et d’un climat apocalyptique, Régine Riboh, plus tard devenue Orna Baziz en Israël, est une petite fille gadirie âgée de seulement dix ans.
Elle ne comprend pas le fonctionnement des plaques tectoniques ni ce que peut représenter un 6,7 sur l’échelle de Richter. Elle sait juste qu’elle a la bouche remplie de morceaux de pierres, qu’elle a très soif, et que son père doit lui apporter de l’eau.
«Tremblement de terre à Agadir: récits d'une rescapée 1960-2020»
120 DH
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“Je l’attends jusqu’à ce jour, soixante ans après”, écrit Orna Baziz dès les premières pages de Tremblement de terre d’Agadir, récits d’une rescapée, tout juste paru aux éditions la Croisée des chemins.
Il était une fois une rescapée
“J’ai écrit ce livre comme une thérapie, dans le sens d’une écriture qui se veut libératrice de la douleur”, nous confie Orna Baziz à l’autre bout du fil, depuis Jérusalem où elle s’est installée en 1962, deux ans après la tragédie d’Agadir.
Devenue chercheuse et critique littéraire, elle n’oublie rien de sa ville natale, et se donne pour mission de commémorer tout au long de sa vie les disparus et victimes de la nuit du 29 février 1960.
En 2008, elle publiait un ouvrage en hébreu, Hagadat Agadir, similaire aux Récits d’une rescapée, à l’exception d’une impersonnalité de ton qui disparaît dans le second récit.
“J’ai remodelé toute l’écriture, et je me suis plongée en profondeur dans l’histoire marocaine”
“Hagadat Agadir était un travail de recherche, qui se concentre sur la communauté juive d’Agadir qui a vécu le tremblement de terre”, précise l’auteure.
À l’approche du 60e anniversaire de la funeste catastrophe qui a endeuillé la vallée du Souss, Orna Baziz veut marquer le coup, après avoir organisé, dix ans plus tôt, un pèlerinage au cimetière juif d’Agadir.
“Je me suis mise à traduire en français Hagadat Agadir, mais j’ai très vite compris qu’il ne s’adressait qu’à un lectorat hébraïque. C’est là où j’ai remodelé toute l’écriture, et où je me suis plongée en profondeur dans l’histoire marocaine”, explique-t-elle, tout en avouant s’être sentie beaucoup plus libre dans cette nouvelle démarche, qui relève plus de l’autobiographie que du rapport scientifique.
Amoureuse du Maroc malgré la douloureuse blessure qu’elle en retient, Orna Baziz se lance dans un travail acharné qui durera neuf mois, au nom de la mémoire.
La mémoire de “tous ceux qui, adultes et enfants, ne se sont pas réveillés de leur sommeil et qui n’ont ni nom ni sépulture”, peut-on lire dans les Récits d’une rescapée.
Dans un premier temps, c’est toute l’histoire d’Agadir, des mythologies grecques et des toutes premières fondations de la ville, à la fin des années 1950, qui est narrée. Un calme avant la tempête ?
“C’est tout un background qui me paraissait pertinent”, répond simplement l’auteure.
Avant d’étayer : “Je voulais faire revivre l’histoire de ma ville natale et de sa convivialité exemplaire entre toutes les communautés. Un modèle qui n’existe nulle part dans le monde aujourd’hui, et qui mérite d’être vanté”.
Agadir ce jour-là
“Je pense que le souvenir d’Agadir m’a été incombé comme un devoir”, nous confie Orna Baziz, comme si elle pensait à voix haute.
Si le journal de bord que la chercheuse fait de la semaine qui a suivi le tremblement de terre est d’une impressionnante précision et s’efforce de n’occulter aucun détail, nul ne peut se vanter de contenir exhaustivement le destin de plus de 40 000 personnes dans le volume d’un pavé.
Pour autant, de poignants cris du cœur s’échappent des lignes d’Orna Baziz. La lecture en est douloureuse et vous noue le ventre.
“C’est pour cela que j’ai souhaité introduire des dialogues avec ma petite-fille, Orianne. La présence d’un enfant est adoucissante dans ce décor de torpeur”, justifie l’auteure.
“Le dernier écho s’éteint et laisse place à un silence de mort dans la nuit sombre. Un épais nuage engloutit la ville. Une odeur étouffante de soufre se répand et le silence tendu est remplacé par le brouhaha des premiers rescapés qui émergent des décombres”, peut-on lire.
Tel est le climat post-apocalyptique qui règne à Agadir, quelques minutes seulement après que la terre a cessé de trembler. “Il y a des rescapés qui vivent encore, mais qui sont morts le jour du tremblement”, insiste Orna Baziz, émue.
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Dans les Récits d’une rescapée, le destin de la communauté juive gadirie occupe une place importante.
“Ils étaient 2300, et sont arrivés jeunes pour construire cette ville”, raconte l’auteure. La nuit du 29 février, 1500 d’entre eux ont péri. “Presque la moitié”, insiste-t-elle.
“Sur les 800 survivants, j’en ai rencontré entre 650 et 700”, explique la chercheuse, très attachée à sa communauté.
“Avant cela, les sionistes n’étaient pas venus chercher les juifs d’Agadir, car ils savaient qu’ils étaient beaucoup trop attachés à leur ville. Après la catastrophe, beaucoup d’entre eux ont pensé que quitte à reconstruire leur vie, autant le faire auprès de leurs proches, en Israël”.
“Maman n’a jamais voulu venir en Israël, mais venait de perdre son mari, sa fille et sa maison…”
Le dilemme est cornélien : partir immédiatement, se sauver, tourner la page et reprendre à zéro, ou rester auprès de ceux que l’on vient tout juste d’enterrer, pour tout rebâtir, mais aussi pour ne pas oublier ? Moins de deux cents ont fait le choix de rester.
“À l’époque, j’avais dix ans, ce n’était pas à moi de choisir”, souligne Orna Baziz. Les mois qui suivent le tremblement de terre, la petite fille devra faire le deuil de son père et de sa sœur, aux côtés d’une mère désarmée.
“Maman n’a jamais voulu venir en Israël. Elle aimait tellement sa vie au Maroc, mais venait de perdre son mari, sa fille et sa maison…”, se souvient l’auteure, en marquant des pauses.
“Elle a tenu à faire son deuil à Agadir, ce n’est que deux ans plus tard qu’elle a finalement pris la décision de partir rejoindre sa mère et ses sœurs qui étaient en Israël. Après ça, elle n’a jamais eu la force de retourner à Agadir”, poursuit-elle.
Un aller simple qui en dit long sur les séquelles endurées par la famille. “Moi, ce n’est que trente ans plus tard, en 1991, que j’ai finalement eu le courage de confronter cette ville pour la première fois”, confie-t-elle.
À la recherche des témoins perdus
Pour les besoins de ses différents travaux sur le tremblement de terre d’Agadir, Orna Baziz a recueilli un total de quatre cents enregistrements de différents rescapés, dispersés aux quatre coins du globe, principalement entre le Maroc, Israël, la France et le Canada.
“À l’époque, les téléphones portables n’enregistraient pas… Ce sont des cassettes que je garde précieusement”, explique-t-elle.
Dès lors, on l’imagine facilement dans son bureau, au milieu de ses quatre cents cassettes, avec quelque part sur la table, de précieuses archives de Libération et Paris Match datant de l’année 1960.
“Un article de Libération racontait le cas d’une famille, un papa et deux filles, qui ont passé treize jours sous les décombres !”
“Un des articles de Libération sur le tremblement de terre d’Agadir racontait le cas d’une famille, un papa et deux filles, qui ont passé treize jours sous les décombres”, se souvient Orna Baziz.
Et d’insister, après un bref silence : “Treize jours !”. Leur maison se serait effondrée de sorte que le père, un tailleur de la ville, était d’un côté et les enfants de l’autre.
Ils auraient survécu en buvant leur urine. “Une des filles, Alice, tenait son petit frère dans ses bras tout au long. C’est là où il est mort”, poursuit la chercheuse.
“J’ai tout fait pour la retrouver, et j’y suis parvenue. Elle a accepté de me recevoir, et je suis donc allée chez elle à Montréal. J’arrive avec mes feuilles, mes questions… Mais elle n’avait rien à me dire”, poursuit-elle, un brin déçue.
“Ce que je veux dire par là, c’est que les témoignages des rescapés ne sont jamais les mêmes, et qu’ils dépendent tous de la façon avec laquelle ils ont travaillé leur douleur”.
Une réflexion qui expliquerait la raison pour laquelle la troisième partie du livre d’Orna Baziz est exclusivement constituée de témoignages retranscrits sous forme de dialogues. Des rescapés de différentes professions, confessions et continents.
On y retrouve alors l’histoire d’un enfant dont la jambe fut entièrement broyée sous les amas de pierres, et qui décida par la suite de devenir chirurgien orthopédique, ou encore celle d’une femme âgée de moins de trente ans qui a perdu ses six enfants lors de cette soirée fatidique, et qui en eut cinq autres par la suite auxquels elle donna les mêmes prénoms…
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La difficulté du deuil
“J’ai essayé de décortiquer la psychologie d’un rescapé. Des années plus tard, comment réagissent-ils aux coups qu’ils ont reçus ? Quelle distinction doit-on faire entre ceux qui ont été blessés dans leur chair, et ceux qui en sont sortis indemnes ?”, s’interroge Orna Baziz.
Témoigner, c’est aussi sortir d’un mutisme ambiant, qui a régné parmi les rescapés pendant plusieurs décennies.
Car si au lendemain de la tragédie, tous les efforts sont déployés par les autorités marocaines, avec à leur tête le prince héritier Moulay El Hassan en tant que chef du comité d’évacuation et de reconstruction de la ville, et que l’élan de solidarité de la communauté internationale ne se fait pas attendre, les langues des rescapés ne tardent pas à se délier.
“À l’époque, les autorités n’avaient pas pris la mesure des bienfaits inestimables d’une aide psychologique. Ainsi, les rescapés durent refouler leur deuil, leur traumatisme et leurs souvenirs douloureux, et n’en ont plus parlé”, étaye l’auteure dans son ouvrage.
Lorsque Orna Baziz se rend aujourd’hui à Agadir, c’est en tant que touriste. Adepte de ses petites habitudes, elle ne manque jamais de faire un tour sur la plage.
“J’en profite pour discuter avec les jeunes et les enfants que je croise, et constate qu’ils connaissent très peu l’histoire de cette nuit du 29 février 1960”, regrette-t-elle.
“Si vous grattez un petit peu, je suis toujours au fond de moi la petite orpheline d’Agadir”
“J’ai eu une vie et des fonctions très honorables à Jérusalem, mais si vous grattez un petit peu, je suis toujours au fond de moi la petite orpheline d’Agadir”, confie-t-elle.
Sa voix est calme, posée : “Le souvenir d’Agadir est brûlant, et constitue une partie inhérente de ma vie et de ma personnalité”.
En 2003, Orna Baziz parvient à obtenir un terrain vide à Jérusalem, où furent plantés 250 arbres en commémoration des victimes du tremblement de terre.
Les témoignages recueillis par l’auteure, dont le sien, sont unanimes : le fantôme du séisme n’a jamais cessé de hanter les rescapés.
Soixante ans plus tard, a-t-on tout dit, tout raconté ? Reste-t-il des voix de victimes et de rescapés encore prisonniers des décombres de la ville, aujourd’hui reconstruite ?
Nous nous en remettons aux vers du poète israélien, d’origine marocaine, Erez Bitton, auteur du poème “Tremblement de terre à Agadir” : “Comme le lever du jour fut douloureux ! / Et ceux qui se souviennent disent/ Que, ce soir-là/ Ils eurent une douce passion pour le sommeil”.
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