Khalid Jamaï, “sincèrement et sans rancune”

Mardi 1er juin, une grande plume du paysage médiatique s’en est allée. En 2003, il publiait ‘1973 : Présumés coupables’, chez Tarik Éditions, un récit de six mois de détention arbitraire, sous les coups de la torture. Hommage à un vétéran des Années de plomb, ainsi qu’à un journaliste qui avait fait de la liberté d’expression son cheval de bataille.

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Khalid Jamai
Khalid Jamai nous a quitté mardi 1er juin 2021. Crédit: AIC Press

Lors de l’une de ses dernières sorties médiatiques, il appelait à la libération des prisonniers politiques. Fidèle à lui-même, les années n’ont pas atténué la ferveur des engagements de Khalid Jamaï, disparu mardi 1er juin à l’âge de 78 ans, à la suite d’une maladie.

“C’était un grand homme et journaliste, épris de liberté, un grand militant de la liberté de la presse et d’expression. Il ne mâchait pas ses mots : il prenait la vérité, la vraie parole. Courageux, avenant, humain et humaniste qu’il était”, tente de résumer Jamal Hajjam, ancien directeur de publication de L’Opinion, encore sous le coup de l’émotion, qui a travaillé aux côtés de Khalid Jamaï pendant près de vingt-cinq ans.

Vétéran du journalisme des années de plomb, Khalid Jamaï commence à écrire pour L’Opinion en 1970, après un passage au cabinet du ministre des Affaires culturelles, sous le mandat de Mohamed El Fassi.

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Plume féroce

Au début des années 2000, le journaliste fait son entrée dans la triste lignée des auteurs de littérature carcérale des années de plomb, avec 1973 : Présumés coupables.

“Khalid a pris beaucoup de son père et des hommes qui ont fait l’honneur du Maroc à l’indépendance”

Bichr Bennani

“Lorsque son père, Ssi Bouchta, est mort, il a laissé à ses enfants une djellaba. On ne peut pas parler de Khalid sans parler de son père, un combattant pour l’indépendance et pour l’éducation. Son fils a pris beaucoup de lui, ainsi que des hommes qui ont fait l’honneur et la fierté du Maroc à l’indépendance”, témoigne Bichr Bennani, son éditeur, mais aussi ami d’enfance.

Encouragé par la lecture de Tazmamart, Cellule 10 d’Ahmed Marzouki, Khalid Jamaï se décide à son tour de publier le récit de son expérience carcérale. Lorsqu’en 2003, il présente à Tarik Éditions son manuscrit, il est accepté d’office. “Ça n’a pas été discuté, c’était évident”, se souvient l’éditeur.

Dans un récit cru, poignant, aux courts chapitres percutants, Khalid Jamaï retrace ses six mois de détention arbitraire en 1973, ponctués par de longs interrogatoires musclés et des séances régulières de torture. La pudeur n’y est pas de mise.

1973 : Présumés coupables, de Khalid Jamaï
1973 : Présumés coupables, de Khalid Jamaï, est paru chez Tarik Éditions, en 2003.

“Son livre raconte ses déboires avec le pouvoir, le mauvais traitement qu’il a subi. Mais c’est un épisode de sa vie qu’il a su dépasser, dans le sens où il n’a jamais rien lâché, et a toujours tenu à être là. A-t-il toujours été compris ? Je ne saurais répondre. Ce que je dirai, c’est que c’était un être entier, qui ne savait pas cacher la vérité”, commente Jamal Hajjam au sujet de Présumés coupables.

Lors de ses premières années d’exercice journalistique, Khalid Jamaï fait des pages culture de L’Opinion un espace de liberté.

“Les mots me permettaient, une fois fixés sur la page, de transcender ma peur, de me défaire de mes angoisses, et, chaque semaine, de prendre un peu plus de risque”, écrit-il dans Présumés coupables.

Au fil des semaines, le journaliste prend conscience que “tôt ou tard (son) tour viendra, et qu’un jour ou l’autre (il) disparaîtra à (son) tour”.

Début mai 1973, tandis qu’il venait tout juste de mettre en place une nouvelle rubrique dans le quotidien, “Au-delà des mots”, qui consistait à publier une photo insolite accompagnée d’un commentaire, Khalid Jamaï déambule dans les rues de Rabat en compagnie de son photographe, El Haj El Oufir, à la recherche du parfait cliché.

Son regard s’attarde sur un enfant, accompagné d’une étrangère, qui fixe, “le regard intrigué”, des femmes assises sur le sol en djellaba. Une fois la photo prise, elle est publiée dans l’édition du lendemain, avec la phrase “Ce n’est pas du folklore, c’est la réalité”.

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Plus tard, après son arrestation, qui surviendra au surlendemain de la publication de la photo, on lui apprendra que l’enfant est un membre de la famille royale.

Si Jamaï ignorait son identité, ce n’est pas ce que retiendront ses tortionnaires : “Tu savais qu’il s’agissait d’un membre de la famille royale (…) c’est toi qui lui (le photographe, ndlr) avais ordonné de prendre la photo tout en lui précisant de qui il s’agissait”. Khalid Jamaï nie tant bien que mal, mais les coups continuent à pleuvoir.

Khalid Jamaï, “c’était un être entier, qui ne savait pas cacher la vérité”, commente Jamal Hajjam à propos de Présumés coupables.Crédit: AIC Press

“Chkoun nta ?”

Autre célèbre fait d’armes de Khalid Jamaï, une lettre ouverte publiée dans les colonnes de L’Opinion en 1993, adressée à Driss Basri, ancien ministre de l’Intérieur.

“Même ceux qui ne le connaissaient pas retiendront de lui son courage de plume, cette fameuse lettre ouverte où il répondait et dénonçait les menaces de Driss Basri”, évoque Abdallah Bensmain, journaliste chez L’Opinion.

“À l’époque, c’était énorme : ceux qui n’ont pas connu la liberté de la presse dans les années 1970 ne peuvent pas imaDriss Basriginer ce qu’est la liberté de la presse tout court”, poursuit-il.

“N’avez-vous pas outrepassé tous les droits, agi en contradiction flagrante avec la séparation des pouvoirs que stipule la Constitution ?”

Khalid Jamaï

“Lorsque je fus introduit dans votre grand et vaste bureau, vous m’avez demandé sur un ton sec, autoritaire, où le mépris n’était pas absent : “Qui étais-je ?” La réponse, vous la connaissez bien entendu. Nous avons à maintes reprises eu l’occasion d’être présentés. Mais votre question appartenait à un autre registre, celui de l’intimidation. C’est ainsi, du moins, que je l’ai ressentie”, pouvait-on lire dans la lettre.

“En me menaçant de prison, en faisant jouer au secrétaire général du ministère de l’Information le rôle d’inquisiteur, n’avez-vous pas outrepassé tous les droits, agi en contradiction flagrante avec la séparation des pouvoirs que stipule la Constitution ? N’êtes-vous pas devenu policier, procureur, juge d’instruction et magistrat ? Au nom de quelle loi, de quel droit, de quelle Constitution avez-vous agi  ?”, poursuit-il.

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“Sincèrement et sans rancune” : c’est sur ces mots que s’achève la lettre audacieuse et enflammée de Khalid Jamaï. Quatre mots qui, empreints de la politesse d’usage, résument le combat d’une vie. “C’est une énorme voix que nous avons perdue. Une des rares qui s’exprimaient librement, autrement”, sourit Bichr Bennani, ému.

Présumé coupable en 1973, Khalid Jamaï, dont les mots téméraires ont marqué des générations de journalistes, demeurera à jamais libre et innocent.


1973 : Présumés coupables, extraits

Coupable, jusqu’à preuve du contraire

“Un espace où la torture était de rigueur, avec les mêmes méthodes pratiquées à Derb Moulay Chérif : falaqa, tayara, tricinti, bouteilles dans l’anus, serpillère imbibée de grisil ou d’urine sur le visage.

Tous égaux devant la torture, car subissant les mêmes affres, celles sécrétées par un même système de gouvernance, pour lequel chaque citoyenne, chaque citoyen, doit être tenu sous haute surveillance, pour lequel chaque Marocaine, chaque Marocain est coupable jusqu’à ce que son innocence soit prouvée.

Ne sommes-nous pas à l’image du cumin qu’il faut broyer pour qu’il dégage son arôme ? Ne sommes-nous pas nés avec des prédispositions à la Siba ? Comme pour Derb Moulay Chérif, la garde à vue dans ce commissariat peut durer des mois, et la torture des semaines.”

Tel père, tel fils

“Lorsqu’on t’arrêtera, ne panique pas”. Mon père m’initia, me familiarisa avec les idées de torture, de prison, avec les pièges que les policiers savaient dresser. Il m’apprit comment survivre à l’isolement, à la solitude, mais aussi à la “falaqa”.

“Le plus dur, ce sont les premières heures, les premiers coups. Puis, ce sera la prison et l’occasion de lire, de s’instruire. Parler sous la torture n’est pas une honte”. Paroles sages et prophétiques qui me permirent de faire face à l’horreur, le moment venu de la supporter, d’en triompher même. Arrive alors l’instant où les mots se transforment en cris, mais aussi en une suite de défis.

Défis vis-à-vis de soi-même. Défis vis-à-vis des tortionnaires. Il faut que ceux-ci sachent qu’il y aura toujours des êtres qui refuseront de se soumettre, de devenir les esclaves de leur propre peur.”

Les lignes rouges

“L’autocensure, l’une des pires atteintes à la liberté d’expression, n’est rien d’autre qu’une automutilation. La page est là, vierge en face de vous. Les mots, les phrases et les idées se bousculent dans votre esprit.

Pourtant, il faut instaurer en vous un filtre, un tamis. L’autocensure induit la schizophrénie, le dédoublement de la personnalité. Celui qui écrit, qui réfléchit, est en même temps celui qui censure, qui réprime, qui mutile les mots.

Ce qui implique un acte castrateur. Vous savez que des “lignes rouges” vous sont imposées, mais vous ne savez pas en quoi elles consistent. La perversion réside en cela, car jamais ces lignes ne sont fixées, définies.

Le sont-elles aujourd’hui ? À vous de les reconnaître, de les délimiter, tout en sachant que votre démarche est indigne et des plus humiliantes, car elle consiste à vous faire violence.” 

Au nom de la mémoire

“Dans un premier temps, il m’avait semblé indécent de parler de cette tranche de ma vie. Mais aujourd’hui, je considère que c’est un devoir que de relater ce qui s’était passé durant ces cent cinquante jours. Ce devoir est celui de la mémoire.

Car témoigner, fixer ce passé, c’est encore dresser une barrière de plus contre le retour de l’horreur qui a marqué les années de plomb. Des années où chaque matin, lorsque nous sortions de chez nous, nous étions presque sûrs de ne pas retrouver les nôtres, le soir.

En ces temps incertains, nous étions des prisonniers en liberté provisoire. Ne le sommes-nous pas encore aujourd’hui ? Une autre raison à cet écrit, celle de rappeler que les “politiques” n’étaient pas les seuls à subir les affres de ces années de terreur, mais que de simples citoyennes et citoyens avaient, eux aussi, enduré les mêmes souffrances, les mêmes violations.

Il en fut pareil pour les prisonniers de droit commun, ces éternels anonymes. En un mot, je veux faire comprendre que nous avons été, en tant que peuple, victimes d’un système de gouvernance misanthrope qui avait sa propre cohérence, ses propres règles, ses propres codes, sa propre conception de la société et du citoyen, lequel n’était perçu que comme un subversif en puissance.”

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