Le regard luisant, le visage tremblant. D’ordinaire, Kholoud Mokhtari aurait soufflé une nouvelle bougie, ce 25 mai. Sauf que l’heure, cette année-là, n’est pas à la célébration. Cet anniversaire, comme le précédent, la scénariste-auteure le fêtera aux côtés de son fils Hachem, 1 an et neuf mois, mais loin de son mari, Soulaimane Raissouni, placé depuis le 25 mai 2020 en détention préventive. “Le meilleur cadeau serait qu’il soit libéré”, sourit-elle. Un sourire nerveux qui dissimule pourtant une douleur qui dure depuis plus d’un an.
“Je n’ai plus le droit de dormir”
À l’origine de cette souffrance, l’interpellation de son mari, Soulaimane Raissouni, le 22 mai 2020. Quelques minutes avant la rupture du jeûne, le rédacteur en chef du quotidien Akhbar Al Yaoum – fermé depuis le 14 mars dernier – est interpellé devant son domicile, avant d’être présenté le dimanche suivant devant le procureur général de Casablanca.
Trois jours plus tard, le 25 mai 2020, Soulaimane Raissouni est placé en détention préventive pour “les besoins d’une enquête sur des faits présumés d’attentat à la pudeur avec violence et séquestration.” L’arrestation de Soulaimane Raissouni intervient suite à une publication d’un activiste de la communauté LGBT, A. M., dans laquelle il accuse le rédacteur en chef d’Akhbar Al Yaoum de “lui avoir sauté dessus” et d’avoir “profité de sa faiblesse et de sa santé morale pour assouvir ses désirs sexuels”.
Cette agression présumée remonterait à fin 2018 selon A. M. L’ouverture de son procès n’est, elle, fixée qu’au 9 février 2021, soit plus de huit mois après son placement en détention préventive – un procès ajourné au 3 juin prochain.
“Je suis effrayée par la situation, souffle Kholoud Mokhtari. Mon quotidien est rythmé par la peur et la douleur, à tel point que mes yeux sont constamment rivés sur le téléphone. Je ne dors plus, je n’ai plus le droit de dormir.” La désolation est pénible, compte tenu de l’état de santé inquiétant de Soulaimane Raissouni, après 50 jours de grève de la faim, à l’heure où nous mettions sous presse.
Cette grève, le journaliste l’a entamée le 8 avril dernier pour exiger sa liberté provisoire. Une “bataille des intestins vides”, pour reprendre ses propres termes, en vue de “protester contre son arrestation arbitraire et sa détention depuis près d’un an sans procès, et en l’absence de preuves l’incriminant”, comme le rapportait sa femme dans une publication sur Facebook, au lendemain de la décision. Non sans conséquences : le journaliste, “entre la vie et la mort” selon Kholoud Mokhtari, a perdu 31 kilos depuis le début de sa grève de la faim. “Il portait la taille L avant son interpellation, aujourd’hui, même la taille S semble trop grande pour lui”, décrit-elle.
Alors que la Délégation générale à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion (DGAPR) annonçait, le 24 mai, que l’état de santé du journaliste en grève de la faim depuis 50 jours était “normal”, Kholoud préfère mettre au défi Mohamed Salah Tamek, qui préside aux destinées de l’institution carcérale, de “publier une vidéo de Soulaimane prouvant cette normalité.”
“À chaque communication, je le suppliais d’arrêter sa grève de la faim. C’est peut-être pour ça qu’il n’appelle plus”
Elle ne lésine pas sur les efforts pour que son mari arrête sa grève de la faim, du moins la suspende temporairement. En vain. “Quand j’essaie de le convaincre au téléphone, il raccroche, raconte Kholoud. Cela fait plus de quinze jours qu’il n’a pas appelé. À chaque communication, je le suppliais d’arrêter sa grève de la faim. C’est peut-être pour ça qu’il n’appelle plus.”
Aujourd’hui, elle se dit partagée : une part d’elle soutient le “combat juste” de Soulaimane Raissouni. Et la deuxième ? “Je suis une épouse, une mère, un être humain qui ne peut pas le laisser continuer ce combat-là en particulier, qui met sa vie en péril”, répond-elle.
Un dilemme qui l’a poussée à annoncer sur Twitter le 21 mai, photo à l’appui, que le linceul du journaliste était prêt et que sa maison était ouverte pour recevoir les condoléances. “J’ai acheté deux linceuls, l’un pour lui, et l’autre… pour moi”, confie Kholoud.
La phrase s’achève en un soupir : “Ce n’était pas facile. Acheter un linceul pour quelqu’un encore en vie est extrêmement douloureux. En tant que famille de Soulaimane, nous ne pensons pas comme le commun des mortels. Des questions insistantes nous torturent : que lui arriverait-il si le médecin ne lui rendait pas visite toute la journée ? Et s’il meurt entre 14 h et 15 h ? Et s’il souffre d’une crise cardiaque tard la nuit ?” Et de lâcher, les yeux rivés sur son téléphone : “Aujourd’hui, on compte les secondes.”
“Nous sommes victimes d’une hogra”
Cette douleur, Kholoud Mokhtari la partage avec Fatiha Cherribi et Driss Radi. Les parents d’Omar Radi nous reçoivent le 26 mai dans leur domicile situé à Aïn Sebaâ, à quelques kilomètres de la prison locale 1 où leur fils est en détention préventive depuis le 29 juillet en vue de “poursuivre l’enquête concernant les accusations qui pèsent sur lui dans deux affaires”, en l’occurrence “attentat à la pudeur et viol” et “atteinte à la sûreté extérieure” de l’État.
Le téléphone de Fatiha Cherribi est branché sur secteur, en attendant l’appel d’Omar Radi programmé ce mercredi. “Nos semaines se résument aux lundis, mercredis et vendredis, se désole la mère du journaliste et activiste. Nous avons l’impression de renaître en l’écoutant parler au téléphone, ne serait-ce que pour quelques minutes”.
“Nous avons l’impression de renaître en l’écoutant parler au téléphone, ne serait-ce que pour quelques minutes”
D’autant que ces appels sont aussi l’occasion, pour la famille d’Omar Radi, de s’enquérir de son état de santé depuis l’entame de sa grève de la faim, le 9 avril dernier. Une grève suspendue “temporairement” après 22 jours, en raison de “la détérioration significative de sa santé”, annonçait son père sur les réseaux sociaux le 30 avril. “S’il n’avait pas eu d’aggravation des symptômes de la maladie de Crohn, je suis sûre que mon fils aurait continué sa grève de la faim”, jure la mère d’Omar Radi qui, d’après elle, a perdu plus de 17 kilos en détention préventive. “En plus de la maladie de Crohn, il a aussi des diarrhées hémorragiques, des glaires…”, complète le père.
Le calvaire des parents du journaliste et activiste commence au lendemain de la publication du rapport d’Amnesty International (AI), publié le 22 juin 2020. L’ONG y révèle que le journaliste avait fait l’objet d’une surveillance numérique accrue entre janvier 2019 et fin janvier 2020. L’enquête de l’ONG décrypte la façon dont le smartphone du journaliste et militant a été infiltré et la manière dont ses informations personnelles ont été extraites et utilisées à son encontre.
À l’issue d’un Conseil de gouvernement, le ministre d’État chargé des Droits de l’homme, El Mostafa Ramid, le porte-parole de l’Exécutif, Saaid Amzazi, et le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, organisent une conférence de presse, le 2 juillet, pour sommer l’organisation de défense des droits de l’homme de présenter des preuves. Le communiqué du Conseil de gouvernement va même jusqu’à relever des liens entre Omar Radi et “un officier de liaison d’un pays étranger”, et l’accuse d’avoir bénéficié de “financements de l’étranger”.
“Ce jour-là, se souvient Driss Radi, on a reçu des appels de proches, d’amis, de connaissances. Certains sont même allés jusqu’à nous dire que l’espionnage est passible de la peine de mort.” “Depuis, on essaie de faire semblant que les choses sont normales, mais ce n’est pas évident, confie Fatiha Cherribi. Nous sommes victimes d’une hogra (injustice, ndlr), comme si nous étions la famille d’un criminel, du seul criminel au Maroc”.
“Il purge une peine sans jugement, encore moins une date butoir. Il ne sait pas jusqu’à quand il doit tenir et patienter. C’est infernal !”
Une seconde affaire, relative à “l’attentat à la pudeur avec violence” et “viol”, secoue la famille d’Omar Radi, suite à une plainte déposée par une de ses collègues, Hafsa Boutahar, sur la base d’une enquête menée par les services de la police judiciaire de la Gendarmerie royale à Casablanca. Le père d’Omar Radi, lui, déplore les conditions de sa détention : “Je connais mon fils, je sais comment il est et à quel point il tient à sa liberté, à être en plein air. Savoir qu’il est 24 h/24 dans une cellule, à l’isolement, me déchire le cœur. D’autant qu’il purge une peine sans jugement, encore moins une date butoir. Il ne sait pas quand tout cela va finir, il ne sait pas non plus jusqu’à quand il doit tenir et patienter. C’est infernal !”
Un autre aspect de la souffrance d’Omar Radi est souligné par sa mère : “Plusieurs personnes, résidant au Maroc ou à l’étranger, lui écrivent des lettres. Mais il n’en a reçu que quelques-unes, seulement au début de sa détention. Cela fait plus de trois mois qu’il n’a reçu aucune lettre. Il m’a même dit au téléphone qu’il m’avait écrit une lettre où il m’expliquait sa situation. Sept mois plus tard, je n’ai pas encore reçu cette lettre, alors que la prison est située à dix minutes de notre maison”.
En attendant, une visite de la famille est programmée le 2 juin, au lendemain du procès reporté au 1er juin. La deuxième rencontre entre une mère et son fils, en l’espace de dix mois.