Esthète, il était, et dans Champs de nuit, la beauté est partout. Murmurée, ambiguë, voluptueuse et intranquille. “Car telle une statue et ta beauté devant moi / Au geste suspendu dans le marbre et le temps/ Est suprême jouissance infinie frustration.”
On connaissait sa verve tonitruante, son regard affûté de critique, son goût passionné de la formule piquante, et on découvre un poète tout en subtilité, apposant les mots côte à côte sur le papier comme de petites touches de couleurs pastel, “rose douceâtre et délicat gris”, dans la retenue de l’émotion et des sentiments.
On lit ce recueil comme on contemplerait une brume qui se dissipe au matin, emportant avec elle les passions et la vie. Il est question de douleur et d’adieu, mais, suprême élégance, la souffrance ici se dit à peine, et la note testamentaire s’énonce sur le mode du détachement. “Je vous ai déserté pour un bonheur dérobé / au goût anthropophage / Et que tombe la sentence / Je ne suis déjà plus là.”
«Champs de nuit»
148 DH
Ou
L’art de la retenue
Parfois le poème prend la forme d’une comptine ou d’une ritournelle aux accents archaïsants, pour chanter d’inquiétantes amours : “Au fond de la rivière dormait un amant vert.”
La figure de l’homme endormi – pour toujours ? – hante le recueil. “Nous sommes tous des dormants” dans une ville déserte, engourdie, hantée de souvenirs charriant la joie, la chaleur des rencontres.
Champs de nuit est un recueil du silence, où seules les ombres vivent et les parfums s’élèvent. Il y a le souvenir des étreintes et le souvenir de l’ennui, la contemplation de la mer, et l’enivrante odeur des plantes composant des jardins d’abondance.
Et il y a l’interrogation sur le rendez-vous inéluctable, sur ce qui est “déjà” et ce qui est à advenir, que pose “l’enfant aux yeux trop grands de voir dans le noir”.
Jamal Boushaba nous offre un très beau recueil, dont l’intensité tient à la sobriété. Rien d’anecdotique dans ce texte gracieux comme une épure et, si récit il y a, il prend la forme de la rêverie.
Aux mots simples, aux formules ramassées, répondent les photos de Deborah Benzaquen, qui captent la gouttelette de sueur sur une épaule athlétique, l’abandon au sommeil d’un pêcheur sur ses filets, des scènes muettes, des décors abandonnés, des reflets derrière une vitre, les ondulations d’un vêtement dans l’eau.
Des mots aux images, c’est une même mélancolie diffuse qui vous enveloppe.
«Champs de nuit»
148 DH
Ou
Dans le texte
Poème XXIII
Au rythme des saisons aliénées sur quel navire
à jamais en partance
Me réveiller au soleil d’autres hivers
Me briser les paupières à l’éclat d’une neige
nouvelle guerrière et
Mourir au printemps d’une ardente naissance
J’ai fui la terre où mon ombre me pressait mais
rencontre en la mer mon seul reflet étonné de
ne voir se dessiner face à mon désir
Que ma propre image
De tes cheveux qui dès le premier jour ont
encerclé la nuit s’exhale une odeur âcre
d’argile craquelée par les sabots
de cent chevaux montés de cavaliers au
front barré aux pensées assoiffées et qui
ne sourient pas
Têtes couvertes de cuivre brûlant
voient-ils déjà ?