Cet article a initialement été publié le 8 mars 2018
Nous l’avons connue dans les années 1990. Nous travaillions, alors, en tant que rewriter, aux éditions casablancaises Le Fennec, dont Fatéma Mernissi a toujours été l’auteure vedette. Elle y dirigeait une collection, “Portraits de femmes”. L’idée était d’inciter un certain nombre d’actrices de la société civile à coucher sur papier leurs parcours et réalisations. Le but étant, bien évidemment, de participer à une meilleure visibilité des énergies féminines qui animaient une société marocaine en pleine effervescence.
À celles qui lui opposaient qu’elles ne possédaient aucun talent d’écriture, Mernissi rétorquait que cela n’avait aucune espèce d’importance. Il existe un savoir-faire qui s’appelle l’éditing — à ne pas confondre avec la notion traditionnelle française de l’édition. Et de se donner comme exemple : “Je ne me considère pas comme une femme de lettres. Je suis une femme qui produit des idées. Je donne mes textes bruts à mes éditeurs français ou américains, et je les laisse faire leur travail. Évidemment, au final, je relis et corrige ce qui ne me va pas.”
Une pionnière décomplexée
Venant de l’immense auteure à succès qu’elle était, un tel discours était, pour la majorité de son auditoire, des plus surprenants. Oui, mais depuis ses études à l’Université de Brandies, dans le Massachussetts — après celles effectuées à la Sorbonne, à Paris —, Fatéma Mernissi avait ostensiblement adopté une attitude anglo-saxonne, des plus décomplexées, dans sa démarche aussi bien intellectuelle que professionnelle.
Elle fut une des premières personnalités universitaires marocaines à user, dans le cadre de ses recherches, de l’ordinateur et des réseaux sociaux. Et la somme toute modeste renommée obtenue en France par cette pionnière de ce “féminisme musulman”, aujourd’hui tant à la mode, s’explique, en grande partie, par le refus de l’écrivaine-chercheuse de participer aux conférences et autres colloques non rémunérés — comme il était de mise dans les mœurs universitaires et littéraires françaises, du moins jusqu’à il y a peu.
Selon les critères anglo-saxons que la Mernissia — comme on disait — avait faits siens, tout effort et/ou prestation intellectuels mérite salaire. Nous nous souvenons de sa fierté — pas si puérile, légitime — à nous exhiber le dépliant, produit par son agent en charge de ses tournées de conférences, payées à l’heure, à travers les États-Unis. Où l’on voyait sa fiche de présentation insérée, en bonne place, entre celles… de Jihane Sadate et de Farah Diba Pahlavi.
Une diva fassia
À l’époque, la Mernissia était une diva au sens plein du terme. Il suffisait qu’elle entre quelque part pour emplir l’espace. Attirant vers elle l’attention de tous. Rejetant, ce faisant — involontairement ? —, dans l’ombre toute autre personnalité présente, aussi brillante soit-elle. Assez grande, avec un long cou. Sans être en surpoids, elle arborait une taille conséquemment épanouie. Les yeux noirs, pétillants, khôlés. Les pommettes hautes. La bouche, le nez et le menton importants. La voix portant haut et loin — avec cet indécrottable accent fassi, décelable même quand elle s’exprimait en français ou en anglais. L’élégance fantasque : gilets à motifs colorés en soie, ourlés de sfifa, bijoux berbères et turbans façon 1900. Une courtoisie, une urbanité, à toute épreuve. Lesquelles ne l’empêchaient nullement de monopoliser la conversation. Une diva, disions-nous. Avec les attributs nécessaires à toute diva, essentiellement une cour. Un auditoire qui lui était acquis : la dame était une conteuse-née ! Elle affectionnait son aréopage qu’elle flattait, parfois à l’excès.
Un personnage très public mais pudique
Fatéma Mernissi est née en 1940, à Fès. Au sein d’une famille de la grande bourgeoisie traditionnelle. Elle apprend le Coran dans sa petite enfance, sous la longue et impitoyable baguette d’une certaine Lalla Lafqiha. Un personnage qu’elle évoquera souvent dans ses écrits, pour illustrer les méthodes “pédagogiques” servant à inculquer, aux petits Marocains, cet islam primaire, frustre, patriarcal et orthodoxe, qu’elle s’activera, inlassablement, à déconstruire dans ses futurs travaux.
Suivront des études primaires dans une des premières écoles marocaines mixtes, ouvertes par des oulémas de la Qaraouiyine, dans le sillage de l’idéologie nationaliste et panarabiste naissante à l’époque. De son propre aveu, Fatéma Mernissi n’a eu accès aux langues étrangères qu’assez tardivement. Ce qui explique que, tout en s’exprimant, plus que brillamment, en français comme en anglais, elle n’en maîtrisait parfaitement, grammaticalement parlant, aucune. Mais alors, pourquoi les choisir comme langues d’écriture, à l’exclusion de l’arabe ? Mystère ! La vie de Fatéma Mernissi reste, d’ailleurs, par bien des aspects, un vaste mystère.
Personnage public s’il en était, elle entretenait, autour de sa vie privée, un épais brouillard. Réputée célibataire endurcie, d’aucuns de ses proches évoquent, pourtant, à son propos, un très ancien et très court mariage avec un Soudanais. La plupart ne s’aventurant néanmoins pas au-delà de l’hypothèse de deux liaisons — plus ou moins longues, plus ou moins confirmées — avec deux de nos artistes-peintres historiques. Mais nulle certitude. Il est vrai que jusqu’à ses dernières années, l’auteure n’a cessé de sillonner le monde.
La pudeur de Fatéma Mernissi, vis-à-vis de son intimité, l’a menée au point de s’éteindre, ce 30 novembre 2015, dans une clinique rbatie, seule, absolument seule, ayant formellement interdit qu’on prévienne ses proches de son état, pas même sa sœur bien-aimée.
Une intellectuelle arabo-musulmane majeure
C’est la publication, en 1983, aux éditions parisiennes Tierce, de Sexe, idéologie et islam, qui fera passer Fatéma Mernissi du simple statut d’enseignante en sociologie à l’Université Mohammed V de Rabat, à celui d’essayiste à la réputation mondiale.
Certes, l’essai en question pourrait, aujourd’hui, paraître daté — au vu de la méthodologie structuraliste qu’elle y met en œuvre pour opposer la lecture traditionnelle et européo-centriste, freudienne, de la sexualité fondée sur la culpabilité judéo-chrétienne, à une sexualité “active et épanouissante”, préconisée par l’islam des temps premiers. Mais l’auteure y installe déjà les fondements de cette pensée originale, quasi révolutionnaire, qui la placera en tête du peloton des intellectuelles arabo-musulmanes, écoutée autant en Occident qu’au Moyen-Orient — où sa production sera bientôt traduite, à la va-vite, et massivement distribuée, en toute illégalité, à son grand dam.
D’autres essais, aux succès plus ou moins garantis, suivront à un rythme régulier, creusant le même sillon. Il faut bien avouer que, sur la dizaine d’ouvrages publiés par Mernissi, si le style — usant et abusant du “je” subjectif et des digressions savantes et/ou pittoresques — reste toujours aussi savoureux, le degré de la rigueur scientifique, lui, est fluctuant. Qu’importe, le public suit. Et une brèche, d’importance, est ouverte dans le débat. Un débat aujourd’hui plus que jamais d’actualité : la place assignée à la femme dans l’islam — dont la Mernissia pointe, avec insistance et références à l’appui, la dichotomie entre le “message divin”, du temps de la révélation, et la construction historico-politique ultérieure.
Un questionnement qu’elle poussera jusqu’au bout dans son ouvrage majeur, assurément le plus abouti, Le harem politique, le Prophète et les femmes. Publié en 1989, chez Albin Michel, et traduit dans une vingtaine de langues. Voici ce qu’en dit — avec une grande justesse et un admirable sens de la synthèse — le philosophe et islamologue Abdou Filali-Ansari, dans sa courte préface qu’il signe dans la toute récente édition marocaine de poche (Le Fennec) : “L’ouvrage est une œuvre inaugurale, au sens fort du terme. En le publiant, l’auteure a pris sa place parmi les penseurs musulmans contemporains qui, indépendamment les uns des autres, ont réagi face à une réalité massive, à savoir le décalage entre le Message prophétique et les interprétations et mises en œuvre qui lui ont été données par la Tradition. Pour prouver ce décalage, elle s’est lancée dans une exploration poussée des sources de la Tradition, écartant les conventions et la langue de bois attachées à cet exercice. Sans complexes ni détours, elle eut l’audace d’aller au cœur du sujet, à savoir le rapport du Prophète avec les femmes…”
Ce que Filali-Ansary omet de souligner, c’est que le récit que Fatéma Mernissi fait des rapports entre celui qu’elle n’hésite pas à qualifier de Prophète-amant et ses épouses — tout en reposant sur un impressionnant corpus référentiel, puisé dans les sources autorisées les plus anciennes, ne souffrant aucune contestation — nous est narré, par cette conteuse-née, dans un style des plus digestes, pour ne pas dire des plus “jouissifs” ! Combien d’entre nous savaient que la chambre de Aïcha, la Mère des croyants, mais surtout le plus grand amour de Mohammed, donnait directement sur la première mosquée de l’histoire de l’islam, dont elle n’était séparée que par un voile-rideau ?
Il est vital, salvateur, de (re)lire Le harem politique. Que vous soyez un croyant réformateur ou un agnostique sceptique, vous ne sortirez pas indemne de cette plongée dans les méandres socio-politico-théologiques de la Médine des temps prophétiques. Et pas de fausses excuses et autres échappatoires : en version poche, l’ouvrage coûte, en tout et pour tout, 30 dirhams ! Layla Chaouni, des éditions Le Fennec, nous promet, en sus, une édition en arabe de l’ouvrage, incessamment sous peu, comme on dit.
Une enfance romancée
L’autre succès planétaire de Fatéma Mernissi est incontestablement son unique roman, aux forts relents autobiographiques. Publié aux États-Unis, en 1994, et, lui aussi, tout aussitôt traduit en une vingtaine de langues.
Dans Rêves de femme, contes d’une enfance au harem, l’auteure nous livre un récit tendre, ludique, tonique. À la fois truffé de fantaisie et relatant des faits manifestement précis. À travers une belle galerie de portraits contrastés, elle nous plonge dans les mille et une péripéties d’une famille fassie élargie des années 1940, cohabitant dans une grande dar beldia.
Il y a là, entre autres, la mère dont l’ultime rêve serait de déménager dans un appartement moderne, et qui doit ruser pour organiser un dîner, sur la terrasse, restreint à son époux et ses enfants uniquement. Lalla Mani, la grand-mère douairière, qui “aime à être respectée, c’est-à-dire rester assise, seule, élégamment parée de son diadème de pierreries, et regarder la cour sans rien dire.” Chama, la cousine hystérique, exaltée, nationaliste, qui rêve d’être Asmahan et tombe souvent en léthargie. Hiba, la tante répudiée, sans raison, par un mari qu’elle aimait tendrement. Zine, le beau cousin, si bien nommé. Toujours bien habillé et parfaitement gominé. Qui connaît le français et fait la lecture des journaux à l’assemblée. Etcetera.
Comme de bien entendu, Fatéma Mernissi n’oublie pas tout à fait, dans ce qui est un roman délicieusement romanesque, son positionnement, sa mission, son discours de toujours. Tout est résumé dans cette très courte harangue que lui aurait, plusieurs fois, prodiguée son père, et qui résume, à elle seule, toute l’idéologie contre laquelle la sociologue a lutté, sa carrière durant : “Quand Allah a créé cette terre, il avait de bonnes raisons de séparer les hommes et les femmes, et déployer toute une mer entre chrétiens et musulmans. L’ordre et l’harmonie n’existent que lorsque chaque groupe respecte les houdoud.”
Fort heureusement, Allah a également veillé à ce que des Mernissiate puissent faire voler en éclats lesdits houdoud, qui empêchent tout un pan de l’humanité d’entrer de plain-pied dans le XXIe siècle.
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