Le mécontentement populaire en Tunisie indique-t-il un nouveau vent révolutionnaire ?

Depuis le mois de décembre, la colère ne cesse de monter en Tunisie. Quelle lecture faut-il faire de ces derniers développements ? Augurent-ils d’une nouvelle révolution ?

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Des manifestants tunisiens affrontent des officiers de police formant un bouclier humain pour bloquer l'accès des manifestants au ministère de l'Intérieur dans la capitale Tunis, le 30 janvier 2021. Crédit: Anis Mili / AFP

De nombreuses manifestations, parfois violentes, ont eu lieu dans plusieurs villes tunisiennes. Ces violences coïncident avec le dixième anniversaire de la révolution et la première année au pouvoir du président Kaïs Saïed.

Les limites organisationnelles du mouvement contestataire

Si l’on examine la contestation de près, on se rend compte que celle-ci est faiblement structurée et tient plutôt de la logique de l’émeute et du mouvement non organisé.

Certes, la révolution tunisienne prit forme dans un terreau émeutier qui s’était constitué dans le sillage de l’immolation de Mohamed Bouazizi. Cependant, elle s’en distingua par une volonté de rupture affichée. Celle-ci était véhiculée par le slogan fondamental “le peuple veut la chute de l’ordre” (“nidham”), ainsi que par le rôle moteur de la Centrale syndicale, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), qui décréta à l’époque une grève générale suivie à l’échelle nationale.

Or, rien de tel n’émerge de la vague de protestations qui s’est développée en relation avec le dixième anniversaire de la révolution — un anniversaire que le gouvernement refusa de célébrer en décrétant, pour des raisons plus politiques que sanitaires, un “confinement ciblé” de quatre journées.

À Ettadhamen, quartier populaire en périphérie de Tunis, le son des sirènes ne couvrait pas celui des explosions des feux d’artifice jetés depuis des toits de maisons, visant un important dispositif de police et de la garde nationale, le 17 janvier 2021.Crédit: DR

Cette décision provocatrice engendra la sortie dans la rue des jeunes des quartiers périurbains et leur tentative de rejoindre le mouvement de contestation, lors de la journée du 26 janvier, à l’occasion du débat et vote par l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) de la confiance au remaniement ministériel proposé par le gouvernement. Mais la tentative de jonction échoua en raison des limites organisationnelles du mouvement de contestation, ainsi que de la décision officielle de barricader les places publiques et d’empêcher les manifestants d’y parvenir.

Comment saisir la configuration de la contestation actuelle, qui demeure certes limitée, mais assez variée ? Elle pourrait connaître différentes évolutions en fonction de la réaction des autorités et de la capacité de mobilisation. Il importe d’examiner, en les associant, les principaux déterminants : le contexte de crise globale ; la mise en scène de la révolution ; l’échec du dialogue national ; et les luttes de position au sein du bloc au pouvoir.

Crise globale et mise en scène de la révolution

Depuis une dizaine d’années, la Tunisie se débat dans une crise globale aggravée par la pandémie de coronavirus. L’instabilité politique générée par un système semi-parlementaire et semi-présidentiel, issu d’un mode de scrutin proportionnel, a fini par provoquer un éclatement du paysage partisan et une crise de la gouvernance. Le choix d’un régime politique hybride et impuissant s’est avéré coûteux en termes économiques et financiers. Il en a résulté un ralentissement de la croissance, un surendettement exponentiel, une baisse des investissements et une montée du chômage et de la précarité.

La logique profonde qui se trouve à l’œuvre en cette période de transition incertaine est celle de la fragmentation du politique, du social et des subjectivités

À cette crise politique, économique et sociale, qui a accentué les inégalités sociales et régionales, s’ajoute une crise de défiance envers le personnel politique et une crise des valeurs morales et éthiques. Par conséquent, ce ne sont plus seulement le niveau de vie et l’état des infrastructures et de l’hygiène publique qui se sont détériorés, mais également les relations sociales et interpersonnelles qui en sortent éprouvées.

La logique profonde qui se trouve à l’œuvre en cette période de transition incertaine est celle de la fragmentation du politique, du social et des subjectivités. Tout se passe comme si l’anomie ou l’absence de règles était devenue le seul langage en partage.

Manifestation antigouvernementale dans la capitale Tunis, le 23 janvier 2021.Crédit: Fethi Belaid / AFP

Les transformations de la famille conjugale et l’extension de l’individuation avec ce qu’elle implique comme repli sur soi et détresse psychologique sont vécues sur un mode dramatique par des jeunes en manque de communauté affective, d’autorité et de ressources matérielles, éducatives, professionnelles et culturelles.

Il en découle une “malavita” généralisée et une jeunesse abandonnée à elle-même. Ce malaise est vécu un peu partout et encore plus dans les quartiers populaires et les villes de l’intérieur du pays où l’on manque de tout et où l’informel orchestre l’univers de survie de citoyens en quête de reconnaissance.

L’émeute qui constitue une manifestation spontanée d’expression d’une émotion collective réfère à une double violence. Celle des gouvernants, qui sont incapables d’articuler un discours cohérent, et celle des gouvernés, qui s’attaquent aux symboles du pouvoir politique et financier. Pour légitime qu’elle soit au niveau des revendications de ses acteurs dénonçant l’injustice et l’arbitraire, l’émeute n’en demeure pas moins un langage infra-politique, à la recherche de mots en lieu et place des actes violents.

À la différence des émeutiers des quartiers périurbains, qui sont pour la plupart des adolescents déscolarisés, les jeunes acteurs des manifestations politiques ont été socialisés à la politique au sein de l’université et dans les structures des partis de la gauche minoritaire et de la société civile qui appuient le mouvement de contestation, sans réflexion théorique ni débat public.

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Le point commun entre les deux “jeunesses en révolution” est le refus conjoint du système et de la misère du monde qui les privent du droit de vivre et de jouir de la liberté. En témoignent le nouveau slogan “le système est corrompu par le pouvoir et le gouvernement” (“fâsda el mandhouma bel h’akem wel h’kouma”) et la dénonciation des lourdes peines de prison infligées aux fumeurs de cannabis et autres drogues. Ces jeunes s’autoproclament la “wrong generation”, avec un message fort destiné à la classe politique, sous forme de slogan : “La mauvaise génération contre la corruption généralisée”.

La contradiction criante entre les aspirations libertaires de la jeunesse et les exigences conservatrices d’un pouvoir exercé par les islamistes d’Ennahdha alliés aux populistes de “Qalb Tounes” et aux extrémistes de “Itilâf el Karâma”, dans un contexte de crise globale, est résorbée, en apparence, par la mise en scène de “la révolution de la dignité”.

Tout se passe comme si la théâtralisation présente d’une révolution passée compensait les failles d’une administration corrompue à tous les échelons et d’une opposition minée par les luttes internes et incapable de construire un front démocratique unifié. Quelque part, la fête révolutionnaire médiatisée par les réseaux sociaux, selon les modes d’expression du public des “ultras” des stades, met en spectacle le contre-pouvoir chargé de renvoyer à la collectivité et aux intellectuels idéologisés le rêve éveillé d’émancipation de l’oppression par l’imaginaire.

La catharsis révolutionnaire, célébrée lors de la “saison des noces tunisiennes” qu’est le mois de janvier – froid par la température de saison et chaud par la proximité physique des manifestants masqués et à visage découvert – est à la fois un rituel d’affrontement, de négation de l’ordre établi et d’affirmation de Soi et du Nous face à l’exclusion sociale et politique.

En cela, le rituel révolutionnaire tient de la violence en tant que processus dualiste de désintégration et d’intégration d’une jeunesse qui se débat dans le malaise identitaire, subjectif et collectif, de “l’entre-deux” : entre l’enfance et l’âge adulte, entre l’utopie et la “Realpolitik”.

Dialogue national, luttes au sein du pouvoir et violences politiques

L’échec du dialogue national est à l’origine de la montée des tensions, des luttes au sein du bloc du pouvoir et des violences. Celles-ci semblent aller crescendo malgré les tentatives isolées d’apaisement de la situation. Sur le terrain, la logique gouvernementale s’oriente vers une politique de répression des libertés à travers l’arrestation des jeunes manifestants et leur détention dans des conditions inhumaines.

Proposé par la Centrale syndicale qui est dépositaire d’une tradition de conciliation entre les pôles opposés du pouvoir et du contre-pouvoir, le dialogue s’est avéré impossible à mener à terme. La raison tient au refus du président de la République, Kais Saied, de négocier avec les politiques réputés corrompus. De son côté, la Centrale syndicale refuse de traiter avec le parti d’El Karama, de tendance crypto-salafiste, qui recourt à la violence et ne manque aucune occasion de s’attaquer à l’organisation ouvrière.

Cette position éthique traduit un rejet du projet de récupération par les islamistes du dialogue en vue de conserver leurs positions de pouvoir. La stratégie d’Ennahdha consiste à susciter une conflictualité entre les deux présidences — Carthage et la Kasbah —, en vue de renforcer le pouvoir parlementaire au détriment du pouvoir présidentiel.

Choisi et nommé par le président de la République, l’actuel Chef du gouvernement, Hichem Mechichi, fut vite récupéré par les islamistes au pouvoir et leurs alliés qui ont assuré, à l’Assemblée, le vote du passage de son gouvernement puis celui du remaniement de janvier 2021. Cela en dépit des réserves émises par le chef de l’État vis-à-vis des ministres soupçonnés de corruption par l’organisation I Watch.

Du coup, un bras de fer oppose Carthage et La Kasbah via Le Bardo — les trois lieux de pouvoir — dont le président, Rached Ghannouchi, dénonce l’éventuel retour du présidentialisme. C’est en ce lieu phare du pouvoir parlementaire que la dirigeante du Parti destourien libéral (PDL), Abir Moussi, réclame la destitution de Ghannouchi en raison de son incompétence et de sa partialité découlant de la non-dissociation entre la présidence de l’ARP et celle du parti Ennahdha qu’il dirige depuis plus de quarante ans, en s’évertuant à en devenir le “président à vie”.

À défaut d’un coup d’État que certains appellent publiquement de leurs vœux ou d’une réforme émergeant de l’intérieur du système, le pourrissement de la situation politique amènerait une généralisation de la violence et un échec de l’expérience de transition de l’autoritarisme vers la démocratie.

S’il est vrai que le mythe de “l’exception tunisienne” est aujourd’hui définitivement enterré par l’instabilité politique et la violence régnant au sein de l’espace public, l’avenir de la révolution et de la transition dépend de la capacité d’intégration économique, sociale et culturelle des jeunes, hommes et femmes. Jusqu’ici, ils ont été exclus des sphères de la décision politique. Or, cette exclusion est le produit d’une conception partisane et clientéliste du pouvoir conçu comme un butin (“ghanima”), à la disposition des vainqueurs des élections, ces opérations de marchandage que la Cour des comptes avait pourtant pointées comme étant illégales et non-transparentes.

D’où la question de savoir ce qu’il en est du projet d’une construction démocratique. Elle est désormais bloquée par les acteurs de la transition enclins à la défense, par tous les moyens, de leurs intérêts partisans plus que du principe constitutionnel de “la souveraineté du peuple”.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Voici l’article original, signé Mohamed Kerrou, professeur de sciences politiques, Université de Tunis El Manar