Maël Renouard : “L’époque de Hassan II constitue une matière romanesque riche en rebondissements”

Le roman ‘L’Historiographe du Royaume’ raconte Hassan II en filigrane et soulève plusieurs interrogations autour des coulisses de son écriture. Maël Renouard revient sur sa genèse, ses intentions, ainsi que les différentes sources qu’il a utilisées.

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Le roman commence durant les années de Hassan II au Collège royal et finit en 1972. Crédit: DR

Sochepress, qui s’occupe de la distribution du livre au Maroc, ne compte ni commander ni distribuer ‘L’Historiographe du Royaume’. Une réaction?

Je n’ai pas de réaction à exprimer à ce sujet.

Maël Renouard.Crédit: Jean-François Paga / Grasset

Vous êtes normalien, agrégé de philosophie. Vous écrivez depuis 2003, mais jamais sur le Maroc. Dans une chronique dédiée à votre roman, Tahar Ben Jelloun a même affirmé que vous n’étiez jamais venu au Maroc. Pourquoi choisir comme sujet le royaume, Hassan II et le Collège royal?

C’est pour moi un désir littéraire ancien qui n’est pas lié à notre actualité présente: si le livre paraît maintenant, en 2020, c’est surtout parce que je suis enfin parvenu à l’achever après avoir travaillé dessus pendant longtemps.

“C’est en 2012 que j’ai eu l’idée d’inventer un personnage de conseiller du roi Hassan II qui, en tant qu’historiographe du royaume, serait conduit à travailler sur Moulay Ismaïl”

Maël Renouard

C’est d’abord la figure du sultan Moulay Ismaïl qui m’a intéressé, il y a presque vingt ans déjà, et c’est en 2012 que j’ai eu l’idée d’inventer un personnage de conseiller du roi Hassan II qui, en tant qu’historiographe du royaume, serait conduit à travailler sur Moulay Ismaïl et à mettre en évidence des parallélismes entre le XVIIe et le XXe siècles, mais aussi entre la monarchie marocaine et l’ancienne monarchie française.

Plus je me suis documenté et plus j’ai trouvé que l’époque de Hassan II pouvait constituer une matière romanesque riche en rebondissements, en émotions, en ambiguïtés. J’ai aussi travaillé sur le style du narrateur, l’historiographe du royaume, pour lui donner une tonalité proche de ce que pouvait être la langue française à l’époque de la monarchie française. Cela a été un travail de longue durée.

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L’écriture de votre roman témoigne d’une maîtrise tout aussi minutieuse que fine de l’histoire du Maroc, ainsi que des codes et symboles de la monarchie. Quelles ont été vos sources?

Essentiellement des livres sur Hassan II, les livres publiés par Hassan II lui-même (Le Défi, La Mémoire d’un roi), sans oublier les interviews et conférences de presse qu’il a données et qu’on retrouve aujourd’hui sur YouTube, dont je me suis inspiré pour restituer son style oratoire, son attitude, sa gestuelle, par exemple sa manière de fumer des cigarettes…

L’auteur dit que “deux ou trois éléments anecdotiques du roman, plus ou moins transformés”, lui sont venus de la lecture de 
ce dossier de TelQuel.Crédit: TELQUEL

Et il faut ajouter des publications comme TelQuel ou Zamane. Quand j’ai commencé à me documenter, à prendre des notes, j’ai trouvé en particulier un article de TelQuel datant de 2012 intitulé “Dans l’intimité des trois rois”. Il est même probable que deux ou trois éléments anecdotiques du roman, plus ou moins transformés, en proviennent.

On a supposé que Hassan Aourid, qui a été historiographe du royaume et ancien condisciple de Mohammed VI au Collège royal, était l’une de vos sources. Qu’en est-il?

“Je ne connais pas personnellement Hassan Aourid (…). Et la vie de mon personnage se déroule dans une époque bien antérieure”

Maël Renouard

Je ne connais pas personnellement Hassan Aourid. J’avais lu dans des articles les grandes lignes de sa biographie, qui peuvent ressembler à celles de mon personnage, Abderrahmane Eljarib, mais je n’ai pas eu l’honneur de le rencontrer. Et la vie de mon personnage se déroule dans une époque bien antérieure. Je l’ai inventé sans avoir de modèle précis en tête.

Le chapitre où vous faites le récit du coup d’Etat manqué de 1971 est, entre autres, particulièrement réussi. Comment fait-on pour raconter les coulisses d’un événement que l’on n’a pas vécu?

Je me suis beaucoup appuyé sur deux livres qui racontent précisément le coup d’Etat manqué de Skhirat en 1971: Deux étés africains de Jacques Benoist-Méchin (qui était là et a fait partie des otages), et Echec au roi de François Pédron, ce dernier livre (de 1973, si je me souviens bien) donnant un déroulé extrêmement précis, presque minute par minute, des événements.

Je dois d’ailleurs dire que mon récit s’écarte par endroits de la réalité, principalement sur la composition du groupe de personnalités qui se réfugient avec le roi dans les “lieux d’aisance” du palais – sans parler, bien sûr, d’une péripétie impliquant mon personnage que je laisse les lecteurs découvrir et qui n’appartient qu’au roman.

Il y a quelques autres points sur lesquels les différents récits historiques eux-mêmes divergent, et laissent une sorte de liberté de choix au romancier: par exemple, certains de ces récits rapportent que le général Oufkir était en maillot de bain, d’autres qu’il était habillé. J’ai opté pour la version la plus romanesque, la première.

Vous avez choisi de conserver l’anonymat du protagoniste, Abderrahmane Eljarib, tout au long des cent premières pages du roman. Lorsque son nom apparaît enfin, c’est à travers un dahir, et donc, par extension, la parole royale. Pourquoi?

A vrai dire, ce n’est pas particulièrement un choix, c’est plutôt, dans mon esprit, la conséquence du récit littéraire à la première personne, dans lequel le personnage qui raconte a peu d’occasions de se nommer. Cela se produit souvent en littérature, l’exemple le plus fameux étant peut-être celui de A la Recherche du temps perdu de Proust. Mais votre remarque est judicieuse, et je dois dire que je n’y avais pas pensé. Elle est judicieuse car il y a dans le récit une sorte d’énigme sur la naissance du narrateur.

Comment décririez-vous la relation qu’entretiennent Abderrahmane Eljarib et Hassan II ?

Elle est pleine de méandres, tellement complexe qu’elle se déploie tout au long du roman. On pourrait la résumer en disant qu’Eljarib est en permanence tenté de se mesurer à celui qui lui est incommensurable, à l’homme avec qui il ne peut y avoir de commune mesure. Enfant d’un milieu modeste, il est au Collège royal avec le prince qui a le même âge que lui, et il est, semble-t-il, le meilleur élève.

Il cultive donc le sentiment de ne pas être inférieur au prince qui deviendra le roi, il lui arrive de se moquer intérieurement de lui, mais en même temps il se soumet, il a des attitudes de courtisan. Par maladresse ou naïveté, il lui arrive de mettre le roi en colère ou simplement de le faire rire, voire de franchir des lignes rouges, volontairement ou involontairement.

Mais il le respecte aussi, il admire son sang-froid lors des coups d’Etat manqués… Bref, son attitude à son égard passe par tout le spectre de la psychologie. Réciproquement, la manière dont le roi le perçoit est elle-même complexe. Le roi peut l’écarter d’un revers de main, le congédier, l’exiler, mais tout de même, à plusieurs reprises, le roi lui dit “tu es le meilleur, toi seul peux faire cela, etc.”, sans qu’on sache exactement quelle est la vérité de ces paroles.

Il est bien possible qu’à plusieurs reprises Abderrahmane Eljarib surestime la cruauté du roi à son égard. Beaucoup de situations sont à plusieurs sens. A la fin, d’ailleurs, il dit: “Le roi nous rendait fous. Mais il est dans l’ordre des choses qu’un roi soit entouré de fous, n’est-ce pas ?”

“Certains (…) récits rapportent que le général Oufkir était en maillot de bain, d’autres qu’il était habillé. J’ai opté pour la version la plus romanesque, la première”,raconte Maël Renouard sur sa manière d’écrire le chapitre dédié au coup d’état manqué de 1971.Crédit: AFP PHOTO / STF

Eljarib est-il un martyr du règne de Hassan II?

Le concernant, le mot me paraît trop fort. Les avanies qu’il endure ne sont pas parmi les plus cruelles, en comparaison de ce que l’histoire du règne nous enseigne. Et il faut aussi avoir à l’esprit que, dans une deuxième partie de sa vie, que le roman ne raconte pas mais évoque de façon elliptique, il semble qu’il va passer du côté obscur, pour ainsi dire, et prêter la main à des tâches moins littéraires qu’auparavant.

Ce qui est un complet revirement par rapport au début du roman, lorsque, reçu en audience par le sultan, le futur Mohammed V, à la fin de sa scolarité au Collège royal, il lui dit que son ambition est simplement d’écrire une œuvre littéraire. Abderrahmane est quelqu’un dont l’âme a été en quelque sorte pliée dans tous les sens par le roi.

Il ressemble un peu, à cet égard, à un personnage historique d’autrefois, Paul Pellisson, un homme de lettres qui a passé plusieurs années à la Bastille parce qu’il était proche du surintendant Fouquet, puis en a été sorti par Louis XIV qui l’a pris à son service comme historiographe.

 

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Si le roman commence durant les années de Hassan II passées au Collège royal, il finit en 1972, après le coup d’Etat des aviateurs. Pourquoi s’être arrêté là, et ne pas être allé jusqu’en 1999, à la fin du règne du roi défunt?

“La part d’ombre qui s’étend alors dans le royaume a déjà été traitée par Tahar Ben Jelloun dans son roman Cette aveuglante absence de lumière, avec une grande force, et je ne me sentais pas de taille à m’emparer de ce sujet après lui!”

Maël Renard

Le récit de Abderrahmane Eljarib s’arrête en effet en 1972, mais il est suivi d’un épilogue qui se déroule en 1999, peu après la mort de Hassan II, et dans lequel une étudiante française rencontre Eljarib à Paris, où il s’est installé, près de l’Institut du Monde Arabe. Vous avez raison cependant: l’essentiel du roman se déroule jusqu’en 1972. On peut voir plusieurs motifs à cela. L’idée d’une conjonction, d’une collision, cette année-là, entre le coup d’Etat des aviateurs et les trois cents ans du règne de Moulay Ismaïl a été pour moi dès le début le point d’aboutissement du projet romanesque.

Ensuite, comme on vient de le voir, l’existence du narrateur bascule dans une dimension différente, comme le régime, qui se durcit. L’interruption, avec sa brutalité elliptique, rend compte littérairement, d’une certaine manière, de cette bascule. J’ajouterai aussi que la part d’ombre qui s’étend alors dans le royaume a déjà été traitée par Tahar Ben Jelloun dans son roman Cette aveuglante absence de lumière, avec une grande force, et je ne me sentais pas de taille à m’emparer de ce sujet après lui !

La mention du jeu d’échecs revient beaucoup, tout au long de votre récit. Peut-on y voir un symbole, une forme de métaphore filée?

C’est un motif littéraire ancien, qui rattache le récit à la littérature classique dont l’historiographe du royaume est féru. L’importance du jeu d’échecs à la cour des sultans, dans des temps reculés, le fait que l’une des pièces figure le roi… Ces éléments permettent en effet de déployer une symbolique qui peut enrichir la structure du roman.

Ce même roman aurait-il été possible aujourd’hui avec un historiographe ayant fait ses études au Collège royal avec Mohammed VI?

“Les parallélismes que je trace, et que j’accentue sans doute quelque peu, avec Moulay Ismaïl, avec Louis XIV…, me semblent avoir plus de sens avec Hassan II qu’avec Mohammed VI”

Maël Renard

J’ai le sentiment que, si un tel livre devait être écrit, ce serait un roman assez différent, voire très différent du mien, plus contemporain, plus moderne dans son esprit et dans son style. Les parallélismes que je trace, et que j’accentue sans doute quelque peu, avec Moulay Ismaïl, avec Louis XIV, avec Les Mille et Une Nuits qui furent découvertes en France à l’époque de Louis XIV, me semblent avoir plus de sens avec Hassan II qu’avec Mohammed VI.

A la fin du règne de Hassan II, plusieurs médias se sont livrés à une relecture de l’histoire du Maroc. Avec votre roman, avez-vous le sentiment de contribuer à cette réécriture de l’histoire?

Je m’appuie, dans ce livre, sur le travail des historiens, des journalistes, mais je ne prétends pas rivaliser avec eux sur le plan de l’information, de la connaissance, de la vérité. Il ne serait pas pertinent, à mon sens, de s’en emparer comme d’un livre d’histoire et d’y chercher une vérité objective, voire des révélations, sur cette époque. Mais je serais heureux s’il invitait des lecteurs qui connaissent peu l’histoire du Maroc à s’y intéresser davantage.

Qu’avez-vous retenu des traits psychologiques de Hassan II à la fin de l’écriture de votre roman?

C’est un personnage complexe. Il a une stature historique, qui pourrait être un personnage de littérature, de cinéma un jour peut-être, comme les grands chefs d’Etat des siècles passés.

Pour le romancier, Hassan II “a une stature historique, qui pourrait en faire un personnage de littérature, de cinéma”.Crédit: DR

Au final, entre fiction et réalité, où situez-vous L’historiographe du royaume?

Cela m’est difficile à quantifier, mais ce qui est sûr, c’est que la fiction est très largement majoritaire. Par exemple, l’idée d’organiser une célébration du tricentenaire de Moulay Ismaïl en 1972 (mission confiée au narrateur, avant d’être annulée) est sortie entièrement de mon imagination. J’ai essayé de voir si un tel projet avait pu être à l’époque esquissé, envisagé, mais je n’en ai trouvé aucune trace. Ou encore, au début du roman, l’idée que de mystérieux “envoyés” auraient parcouru les provinces à la recherche d’élèves pour accompagner les princes au Collège royal est plausible, mais je ne l’ai lue nulle part.

 

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