L'historiographe du royaume, les bonnes feuilles

Anecdotes empreintes de subtilité, symboles répartis entre les lignes, conversation avec Hassan II... L’historiographe du Royaume est une fiction saupoudrée de réalité... ou l’inverse.

Par

Agadir, 1960. Hassan II, à l’époque prince héritier, en tenue militaire. Crédit: AFP

Le cheikh mat

“Je sentis qu’il méprisait ceux qui s’inclinaient volontairement sans être capables de tenir un semblant de combat”

Le soir, il s’efforçait de le distraire par des parties d’échecs où il affronta tour à tour ses compagnons d’étude. Mais soit qu’ils fussent véritablement malhabiles, soit qu’ils eussent trop peur de vaincre, ils lassaient vite la patience du prince par leur médiocre adversité. Il faut dire qu’il tenait à dessein leur lâcheté — ou leur courage — en appelant devant eux les échecs “le jeu des rois”, comme s’il y avait eu là une sorte de domaine réservé où il eût été sacrilège de lui disputer la suprématie. Je sentis qu’il méprisait ceux qui s’inclinaient volontairement sans être capables de tenir un semblant de combat.

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Alors j’osai remporter notre première rencontre, puis humblement lui offris de prendre sa revanche. Je le laissai gagner cette seconde partie de haute lutte. J’étais habile à feindre la défaite, sans trahir un grossier relâchement. Vint la manche décisive, où je fis en sorte d’être un peu plus facilement battu. Le prince me crut fier, coriace, sans peur; il dut me louer d’établir authentiquement ses forces. Ce fut ma première entrée en grâce.

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Ma première disgrâce survint peu de temps après. Pendant quelques semaines, je fus son unique partenaire de jeu. Je répétai mon scénario en le variant assez. J’étais maître dans l’art d’utiliser les pions pour d’abord étendre sur la partie mon emprise, puis la laisser refluer en abandonnant quelques-unes de ces pièces mineures sans que cela parût le moins du monde un sacrifice aberrant, le geste inepte d’un fou ou d’un débutant; je ne brisais pas le fil de la joute en abandonnant indûment l’une ou l’autre de mes pièces fortes.

Mais un soir, le prince ne fut pas là à l’heure convenue. J’avais disposé l’échiquier dans la petite salle commune où nous avions l’habitude de jouer, au bout du couloir qui donnait sur nos chambres. Je patientai longtemps, debout, adossé au mur (il ne convenait pas de s’asseoir devant le prince), jusqu’au moment où l’un de nos camarades entra et me transmit le message que Son Altesse était souffrante et se trouvait au regret de différer pour un temps nos parties. Elles ne reprirent jamais. Le lendemain, je vis le prince en grande forme qui me salua d’un imperceptible hochement de tête, sans desserrer les lèvres.

Exil à Tarfaya

“Durant les deux semaines qui précédèrent mon départ, les couloirs du palais bruissèrent des racontars que s’échangeaient les courtisans, à la recherche des motifs de cet éloignement brutal”

Durant les deux semaines qui précédèrent mon départ, les couloirs du palais bruissèrent des racontars que s’échangeaient les courtisans, à la recherche des motifs de cet éloignement brutal. Quelques-unes de leurs affabulations parvinrent jusqu’à moi. Des conseillers qui se prévalaient de leur franchise, voire de leur amitié, pour me rapporter les rumeurs circulant sur mon compte, m’apprirent tour à tour que j’avais séduit une chanteuse qui avait les faveurs du roi; que j’avais écrit des épigrammes où celui-ci était ridiculisé; que je m’étais vanté de l’avoir constamment surclassé au Collège royal; que j’avais manqué d’apaiser le mécontentement du chef de la maison militaire du roi, dont le fils était très mal noté par ses professeurs.

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Rien de tout cela n’était vrai. Je n’osais imaginer les innombrables inventions de même nature auxquelles devaient s’abandonner, sans me les rapporter, mes ennemis intimes et sans doute aussi, hélas, mes amis devenus distants. Quand on osait m’interroger sans fard, j’avais peine à expliquer quelle faute j’allais expier dans les contrées du Sud, et j’aurais préféré avoir quelque chose à dire, car mon impuissance à résoudre encourageait à croire que je cachais un méfait singulièrement grave, ou honteux.

Parmi toutes les conséquences qui suivirent cette dégradation que j’essuyais injustement, l’une fut si considérable que je ne fus pas loin de croire que derrière cet effet de mes malheurs, s’en cachait aussi bien la cause secrète: mes fiançailles avec la fille du ministre des Travaux publics furent aussitôt rompues, à quelques semaines des noces, qui devaient donner lieu à de grandes réjouissances.

Plage de Skhirat, le jour du coup d’État en 1971. Les rescapés qui ont fui la fusillade cherchent un abri
loin du palais.Crédit: DR

Un autre Hassan II

Je déclarai donc que j’étais le roi, et me levai, attendant d’être empoigné, frappé, emmené, et passé par les armes dans un recoin obscur, comme un chien. Cette dernière représentation me frappa, et, entrant plus avant dans mon rôle, avec une conviction qui me surprit, je plantai mes yeux dans ceux du soldat, et lui dit: “Je suis ton roi, oui; vas-tu m’abattre comme un chien ?” Alors, au lieu de me gifler, de me cracher au visage ou de me tirer dessus sans sommation, ce jeune militaire s’écria: “Majesté, nous sommes venus pour vous sauver!”

On jugera de ma surprise, quand j’entendis ces mots. Je feignis de mêler la fermeté et la magnanimité, comme j’imaginais que le vrai roi l’aurait fait, en répondant à ce soldat: “Alors, qu’attends-tu pour me baiser la main?” Il s’agenouilla, s’empara de ma main et l’embrassa avec effusion, puis sembla guetter de ma part l’ordre de se relever, que je lui donnai. Je résolus de continuer à jouer le rôle que je m’étais fixé, bien que les événements prissent soudain une tournure moins menaçante, car je fis réflexion qu’il y avait encore trop d’incertitudes pour envisager de faire reconnaître dès maintenant le roi sans le mettre en péril.

J’abaissai mes yeux vers ce monarque agenouillé; il ne montrait aucune émotion, et ne protestait pas contre la substitution que je lui imposais artificieusement; et je supposai que, étant entré dans l’ingéniosité de mon dessein, il feignait la plus grande discrétion, pour ne pas le compromettre, cependant que le général réglait sa conduite sur la sienne.

Une étrange imagination me traversa l’esprit, et je fis effort pour la repousser loin de moi: comme si, en l’espace d’un instant, je faisais de mon sacrifice une usurpation, je tirais avatange de cette étrange conjoncture en commandant au soldat de se saisir de Sa Majesté, que je puis présenter comme un conseiller félon, ou comme un simple quidam nuisible, puis je prenais moi-même la tête des opérations, et finalement le pouvoir tout entier, par un enchaînement d’événements dont j’occultai le détail, et que je me savais peu capable de conduire, ayant perdu le souvenir des rares notions que j’avais eues de la vie militaire. Cette songerie mauvaise, dont je ne manquai pas de me faire reproche, ne dura que le temps d’attendre les explications du rebelle.

Prisons secrètes

Nous étions décidément un pays de rumeurs ; un pays où la rumeur était reine, si bien que le roi était son sujet. Quel peuple étions-nous pour croire à l’existence, sous nos pieds, d’une prison dont l’imagination repoussait sans cesse les limites, comme si elle devait être aussi vaste que le royaume et former pour ainsi dire son reflet infernal et privé de lumière?

J’avais voulu mener ces ratiocinations jusqu’à la dernière absurdité; j’avais planté mes yeux dans ceux du guide, et je lui avais dit: “Si ces galeries souterraines sont aussi infinies qu’on le prétend dans les rêveries que tu me rapportes, les captifs européens y ont peut-être reconstitué un royaume secret, qui se perpétue là, à notre insu, depuis trois siècles, à quelques mètres en dessous du sol que nous sommes en train de fouler. Qui sait? C’est ce royaume souterrain que sont allés rejoindre les explorateurs français qui ont disparu, ne le crois-tu pas?

“Quel peuple étions-nous pour croire à l’existence, sous nos pieds, d’une prison dont l’imagination repoussait sans cesse les limites?”

Presque un crime de lèse-majesté

Dans la tradition musulmane, en revanche, il n’y a d’autorité que Dieu, car Il gouverne seul, absolument et infiniment seul, dans Sa transcendance inaccessible. Dieu n’est accompagné de personne. Je crus percevoir que le roi m’écoutait avec le plus grand intérêt, désormais, et qu’il était impatient d’entendre la suite de mon discours. “Le pouvoir demeure en Dieu, continuai-je, il est entièrement et directement exercé par Lui; et cela, Majesté, a deux conséquences dans la vie politique, d’après cet auteur.

Le roi sortit de sa poche un étui à cigarettes, et l’ouvrit; il en prit une, l’introduisit dans son fume-cigarette, qu’il porta à ses lèvres, et l’alluma. Je m’étais interrompu, pour lui laisser le temps d’accomplir ces gestes. “La première, dis-je, est la possibilité que celui qui gouverne agisse d’une manière parfaitement arbitraire, car les voies de Dieu sont inscrumentables pour les hommes.

Le roi plissa les yeux et sourit, sembla vouloir dire quelque chose, mais resta silencieux; et il fit tomber, d’un geste sec de l’index, le long cylindre de cendre qui s’était formé au bout de sa cigarette. “La seconde, qui est, pour ainsi dire, à la fois inverse et complémentaire de la précédente, est une extrême liberté des opinions publiques dans leur façon d’apprécier les actes des détenteurs du pouvoir temporel.

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Le roi fronça les sourcils, et me pria de m’exprimer plus clairement. “Puisque celui qui gouverne, continuai-je, n’eut à se prévaloir d’aucune autorité qui lui soit déléguée, transférée ou conférée par Dieu, le sentiment du sacré ne le protège pas des mouvements désordonnés de la foule. Aussi bien des séditions de minime ampleur peuvent-elles se propager avec une rapidité foudroyante au sein des peuples de notre religion, qui s’accommodent d’ailleurs aisément des révolutions de palais et des coups de force militaire”.

Je vis que le roi s’agitait sur son trône; et quand je m’aperçus de la hardiesse de ces propos, dont je lui avais rendu compte comme je l’aurais fait devant un cénacle de théologiens, sans prendre garde qu’il en recevrait tout autrement la signification, il avait déjà levé les yeux au ciel, et laissé tomber sa main gauche sur son bureau, qu’il frappa ensuite, à plusieurs reprises, du bout de ses doigts.

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Abderrahmane, enfin, mais tu es  fou! Ne va pas, je t’en prie, colporter tes théories sur la place publique, j’ai bien assez de problèmes comme ça; ne recommence pas à faire ton Abderrahmane qui s’attire des problèmes dès qu’il ouvre la bouche, tu sais que je t’aurais étranglé l’année dernière, quand tu as raconté ton histoire de médecin qui tue tout le monde à la cour; et d’abord, qu’est-ce qu’il connaît au Maroc spécifiquement, ton Louis Gardel?

Hassan II reçoit les officiers supérieurs des FAR au palais de Rabat le 14 juillet 1971, quatre jours après le coup d’Etat manqué des aviateurs.Crédit: DR

Le jumeau de Hassan II

Je crus bon de faire paraître à mon ancien professeur que le despotisme du roi n’allait peut-être pas si loin qu’il le redoutait, en lui racontant l’initiative très singulière que j’avais prise à Skhirat, au cours de laquelle j’avais en effet exercé le pouvoir, ou plutôt joué à l’exercer, dans un moment si bref qu’il avait à peine plus de réalité qu’un songe, et en lui disant que Sa Majesté ne s’en était pas autant émue qu’elle l’aurait fait, si un esprit de tyrannie avait guidé son jugement.

Delhaye fut extrêmement surpris de ce récit, qui lui sembla à peine vraisemblable (bien qu’il m’assurât qu’il ne mettait nullement ma parole en doute), et, par ailleurs, assez comique, car il lui fit penser, comme à Morgiane, à l’histoire du Vicomte de Bragelonne, qu’il me faudrait donc lire, décidément; et il ne put se retenir de rire, en imaginant la confusion du soldat qui me faisait face: “C’est vrai que vous lui ressemblez un peu, maintenant que vous le dites  ; mais n’exagérons rien. Cela ne m’avait jamais frappé. Si vous étiez son jumeau, vous seriez — pour le moins — hétérozygote !”

L’explosion de son rire, dont ce mot bizarre fut pour ainsi dire l’étincelle, se communiqua jusqu’à déclencher le mien. “À un frère jumeau si peu ressemblant, continua-t-il, on n’aurait pas besoin de visser un masque de fer sur la tête.” Son rire redoubla, tandis que je dus forcer le mien, pour ne pas lui faire sentir que ces dernières paroles m’avaient parues moins drôles; puis, s’interrompant soudain, comme s’il retrouvait ses esprits, il me fixa en me demandant: “Mais, d’ailleurs, n’êtes-vous pas né le même jour que le roi ?

Le coup d’Etat des aviateurs

Depuis la veille, la radio diffusait de la musique classique au lieu des programmes habituels; un flash, quelquefois, rappelait que la monarchie chérifienne avait surmonté sans encombre une odieuse agression, mais ne disait rien du déroulement de l’attaque ni de l’identité de ceux qui l’avaient ordonnée. Le roi et le gouvernement ne s’étaient pas exprimés; Rabat bruissait de rumeurs. Les gens du palais que j’avais appelés n’avaient rien voulu dire au téléphone.

C’était dans les rues, au seuil des boutiques, à la terrasse des cafés, que j’avais appris le plus de choses — non pas la vérité des faits, mais les rumeurs qui naissaient d’heure en heure à leur sujet. Les marchands que je connaissais me faisaient confidence de ce qu’ils savaient, comme pour en obtenir de moi la confirmation, avec d’autres détails; ils ne pouvaient envisager que je ne fusse pas informé de tout, parmi les premiers du royaume. Je feignais de l’être, en leur laissant entendre, quoi qu’ils aient pu dire, qu’ils détenaient de grands secrets; flattés de mon arbitrage, ils respectaient mon silence.

Je savais depuis longtemps qu’il n’était pas dans les prérogatives de ma charge d’historiographe d’être informé du présent. Les événements n’étaient pas mon affaire; et si j’avais voulu m’en mêler davantage, on aurait veillé à ce qu’il n’en fût rien. Je n’apprenais une chose qu’à partir de l’instant où l’on pouvait en disposer à son gré, dans une narration convenable.

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