Une sélection qui, selon le réalisateur, est destinée à ceux qui “souhaitent comprendre, grâce au talent des auteurs, une société en mutation, certes, mais engloutie dans une inculture galopante”.
Le Destin – Youssef Chahine (1997)
Je choisis de partager ce film parce qu’il est d’une étonnante actualité. Le réalisateur égyptien nous plonge dans l’Espagne andalouse du XIIe siècle, nous narrant ainsi avec précision le parcours d’Ibn Rochd, ainsi que son combat face aux extrémistes religieux, mais aussi face aux dirigeants modérés qui, eux, jouent le jeu pour tenter de conserver le pouvoir.
C’est un film éclatant, une déclaration d’amour au monde musulman porteur de savoir et d’ouverture. Au XIIe siècle, l’Andalousie était une terre prospère, une terre de tolérance. Le personnage du film rencontre une secte fanatique, qui ne supporte pas la pensée complexe et philosophique. Les intégristes se donnent alors pour mission de fanatiser le jeune fils du calife, et de détruire l’œuvre d’Ibn Rochd.
Cela peut directement nous faire penser aux mouvements djihadistes actuels au Moyen-Orient et en Afrique, par exemple avec ce qui s’est passé au Niger il y a quelques jours. Chahine met à l’image la poussée des courants obscurantistes, l’embrigadement de la jeunesse, le lavage de cerveau des plus faibles en s’appuyant sur leur frustration.
Quand on pense à Chahine, on pense à son long et perpétuel combat contre le fanatisme. D’ailleurs, à sa sortie, le film était une provocation de trop pour les intégristes égyptiens, très actifs à cette époque. Il finit même par s’attirer les foudres de l’université Al-Azhar, qui émet une fatwa à l’encontre du réalisateur, lequel se retrouve condamné par la justice pour son film L’Émigré.
La conclusion que je tire de ce film reprend une citation de Chahine lui-même, selon laquelle la civilisation n’appartient à personne. “La civilisation aura tour à tour été chez les Perses, les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Arabes, et puis maintenant, elle est en Occident. Je crois qu’il est important que nous sachions que la pensée humaine a été enrichie par tout le monde, qu’elle n’a pas de frontière, de nationalité ou de religion. C’est la modernité qui était d’un endroit à l’autre, et ça continuera ainsi.”
Rêves de femmes – Fatima Mernissi (1994)
Le choix de ce roman est aussi en rapport avec le long-métrage sur lequel je travaille actuellement. Fatima Mernissi était une écrivaine confirmée, une sociologue réputée, et une féministe marocaine particulière. Son féminisme à elle était différent de celui que l’on retrouve en Occident, puisqu’elle ne concevait pas un combat des femmes sans l’apport des hommes.
Rêves de femmes raconte le quotidien d’une fillette qui grandit dans une famille bourgeoise. À travers son regard curieux et volontiers frondeur, elle nous plonge dans l’univers des femmes des années 1950 : traditionnelles, féministes, anciennes esclaves, résistantes à leur façon contre les Français. Elles sont conteuses de talent, amoureuses des chanteurs égyptiens. Sur les terrasses de Fès, elles rêvent d’un monde où il n’y aurait plus de frontières ni de barrières. Un monde où tous les espaces seraient ouverts.
Après des études supérieures en France, puis aux États-Unis, Fatima Mernissi obtient un doctorat en sociologie, et rentre au Maroc dans les années 1970 pour enseigner à l’université de Rabat, avant de se consacrer à l’écriture. La plupart de ses ouvrages sont des essais, mais Rêves de Femmes est un roman, dans lequel l’auteure relate un univers collectif sur la base d’une réalité qu’elle a elle-même vécue.
“Je suis née en 1940 dans un harem de Fès, ville marocaine du IXe siècle, situé à 5000 kilomètres à l’ouest de la Mecque, à 1000 kilomètres au sud de Madrid, l’une des capitales des féroces chrétiens.” Ainsi commence le récit de Rêves de Femmes, cascade de contes d’une enfance. Madrid et La Mecque traduisent ici ce qui relie les frontières géographiques et les frontières religieuses. De son côté, Fès est l’exemple du Maroc colonisé, celui où coexistent l’islam et le christianisme, dans une ambiance marquée par la diversité.
Les questions sur l’islam ainsi que sur la femme musulmane occupent toute la réflexion de Fatima Mernissi. Cela l’a amené, par conséquent, à trois principaux combats dans sa vie : un premier contre l’islam misogyne et les sexistes qui soumettent la femme musulmane à la volonté de l’homme, le deuxième contre l’orientalisme qui réduit la femme à une simple odalisque exclusivement vouée au plaisir masculin, et un troisième pour la promotion de la société marocaine, de la femme marocaine, à travers la création de différentes associations à caractère socioculturel.
Achik Kérib – Sergei Parajanov (1988)
Ce film est un chef-d’œuvre méconnu du grand public. Parajanov était un Arménien marié à une musulmane, ce qui explique peut-être le titre arabe de ce film merveilleux. Il a été incarcéré à plusieurs reprises, en tant qu’opposant du régime soviétique, où il était très controversé. L’artiste était aussi très défendu et apprécié par les cinéphiles occidentaux.
Le film raconte l’histoire d’un jeune homme, Kérib, très généreux et doté d’une très belle voix. Troubadour, pendant les différentes cérémonies auxquelles il participe, il chante les exploits des nobles cavaliers du Turkestan. Puis, il s’éprend de Magoul, la fille d’un riche marchand. Pauvre qu’il est, Kérib ne peut pas l’épouser. Alors il s’en va, voyage à travers le monde avec l’espoir de revenir riche et prospère, afin de la conquérir.
C’est un film qui a été réalisé avec des moyens financiers très limités : l’histoire est racontée de façon très simple, tout en faisant appel à l’imagination du spectateur. Cela dit, la mise en scène est une d’une richesse incroyable. Le noir et blanc, le jeu sur les ralentis, l’arrêt sur image… C’est pour moi un exploit de la grammaire cinématographique, un poème onirique, une symphonie réalisée en couleurs éclatantes.
Rue du Pardon – Mahi Binebine
Dans ce roman, on retrouve une description minutieuse de la société marocaine, avec des personnages très attachants, et une écriture très imagée à la manière d’un scénario cinématographique. D’ailleurs, Le fou du roi, également de Binebine, doit absolument être porté à l’écran un jour : “Mon père avait un étrange goût de la vie. Cela fait des années que je cherche à le raconter. Cette histoire, je vous la soumets. Elle a la fantaisie du conte lointain et la gravité d’un drame humain.”
L’histoire de Rue du Pardon est celle de Hayat, une jeune fille de 14 ans, qui vit dans une ruelle pauvre de la médina de Marrakech. Elle est abusée par son père, rejetée par sa mère, moquée par son voisinage en raison de sa blondeur, qui suscite des soupçons de bâtardise. Elle trouve alors refuge auprès de son grand-père, mais aussi d’une chikha, aussi respectée que dévalorisée pour ses talents de danseuse populaire et pour sa liberté dans un monde qui dénigre et rabaisse la condition féminine.
Auprès de cette femme exubérante, Hayat trouvera la force de s’échapper de sa triste existence, afin de devenir à son tour une femme libre. La longue métamorphose de cette enfant maltraitée pour devenir une femme épanouie est merveilleuse. Par ailleurs, le symbolisme derrière le personnage de la chikha est très puissant. C’est une chanteuse, danseuse, entraîneuse, amante… Une femme libre dans un pays fondé sur l’interdit. Il y a dans ce roman un délicat hommage aux chikhates, qui dérangent autant qu’elles attirent en raison de leur liberté de ton et de mœurs au sein d’une société patriarcale.