Quand passent les cigognes, Mikhail Kalatozov (1957)
On commence par ce beau film de Mikhail Kalatozov, qui a remporté la Palme d’or au Festival de Cannes en 1958. Initialement, le film ne devait même pas y être présenté, puisque Kalatozov a toujours préféré rester loin du réseau cinématographique. C’est Truffaut qui l’a repéré, et qui l’a encouragé à participer à la cérémonie. Ce film est pour moi l’un des plus grands chefs-d’œuvre du cinéma. Il sort des normes, et l’humanité y est représentée sous un prisme de beauté incroyable.
Je pense que c’est l’un des rares films qui humanise la guerre. Il raconte une très belle histoire d’amour, tragique, qui se déroule à Moscou en 1941, en pleine Seconde Guerre mondiale. Le scénario est assez classique : un couple, Veronika et Boris, fous amoureux, qui se retrouvent séparés par la guerre lorsque Boris est envoyé au front. La simplicité de ce scénario, c’est aussi ce qui rend le film d’autant plus émouvant.
“Kalatozov a fait de la peinture avec ce film. Jamais Moscou n’a été aussi bien filmée”
Le rôle de Veronika est incarné par Tatiana Samiolova, l’actrice russe la plus prisée de l’époque. Mise à part l’histoire d’amour, Quand passent les cigognes raconte également l’enfermement progressif d’une jeune femme sur elle-même. Elle chute petit à petit, au même rythme que Moscou, bombardée et rasée par la guerre, tandis que le spectateur, lui, se retrouve au centre de cet enfermement. Quelque part, je pense que Kalatozov a fait de la peinture avec ce film. Jamais Moscou n’a été aussi bien filmée.
Tandis que l’attente du retour de Boris se fait de plus en plus longue, Veronika se raccroche à une forme d’espoir qui n’existe que dans sa tête, où elle crée son propre monde. Malgré la misère et l’isolation qui sont mises en scène, Kalatozov a su sublimer les personnages avec sa caméra… Je pense qu’il a tout compris au cinéma. Il filme la beauté, non pas pour en faire une beauté figée et plastique, mais pour la rendre d’autant plus violente. Kalatozov nous offre ici toute la splendeur du tragique, ainsi qu’un très beau plaidoyer pour l’amour face à la guerre.
Love and Pain (ou Vampire), Edvard Munch (1895)
Edvard Munch, ce n’est pas que Le Cri. C’est aussi Love and Pain, magnifique toile exposée au Musée de Munch à Oslo. On peut y voir une femme, rousse, les cheveux lâchés, comme l’artiste les représente toujours. Je suis incapable de vous dire si Munch a peint une femme en train d’enlacer un homme, de lui embrasser le cou, ou de le mordre… C’est d’ailleurs tout le problème qu’a causé la réception de cette œuvre dans une société protestante et conservatrice au XIXe siècle.
Certains y ont vu la représentation d’une sorcière, d’autres un acte incestueux. C’est aussi une peinture qui a plus tard été censurée pour atteinte à la morale. Je trouve cette œuvre particulièrement intéressante parce qu’elle met en lumière le mythe de diabolisation de la femme que l’on retrouve dans toutes les cultures et époques.
Face à ces critiques, Munch a énormément retravaillé l’œuvre : il colorait et recolorait sa peinture, afin d’y glisser une histoire différente à chaque fois… D’où les deux ans qu’a pris la création de Love and Pain. Quelques années après la première exposition de la toile, le poète polonais Stanislaw Przybyszewski a décidé de voir dans cette œuvre la représentation d’une femme vampire, en train de mordre un homme au cou. Il a donc renommé la toile Vampire, et c’est ainsi qu’elle a en quelque sorte été rebaptisée.
C’est intéressant de voir comment il suffit qu’un homme décide de dire “rendons cette femme vampire” pour qu’elle en devienne un, tout comme les hommes ont toujours en quelque sorte eu le pouvoir de définir l’histoire des femmes.
Une maison de poupée, Henrik Ibsen (1879)
Je pense que cette pièce de théâtre a d’une façon ou d’une autre influencé toute personne travaillant dans la dramaturgie. Elle raconte l’histoire d’une femme, Nora, mariée à un employé de banque, dont il rêve de devenir le chef. Sa femme est son petit trophée personnel : elle est belle, lui a fait des enfants dont elle s’occupe, et gère la vie familiale du foyer. Puis, le mari tombe malade. Nora décide alors de faire quelque chose d’inacceptable pour l’époque : elle prend un crédit dans le dos de son mari, afin qu’il puisse se soigner, se rétablir, et réaliser son rêve.
Tout au long de la pièce, la femme est entièrement infantilisée par son mari, tandis qu’elle lutte pour son émancipation. D’ailleurs, il ne fait que l’appeler “ma poupée”. Elle met en scène deux personnages déchirés aux intérêts opposés : l’une veut sa liberté, l’autre veut sa notoriété, et les deux sont tout autant victimes des exigences de cette société.
“Je pense que tout acteur ou réalisateur dans le monde du théâtre rêve de jouer ou mettre en scène cette pièce”
La pièce a été créée à une époque où naissaient les premières discussions et autour de l’indépendance des femmes dans les pays nordiques. Bien sûr, l’œuvre n’a pas manqué de faire scandale lors de sa première représentation : imaginez la réception d’une pièce de théâtre où une femme quitte ses enfants et son mari, et part à la recherche de la personne qu’elle est. Ibsen n’était pas forcément sous le prisme du combat féministe tel que nous le connaissons aujourd’hui, mais traitait le thème de l’égalité entre les êtres humains. Il fait partie de ces auteurs qui ont précocement compris que la liberté de leur pays devait passer par la liberté des femmes.
Je pense que tout acteur ou réalisateur dans le monde du théâtre rêve de jouer ou mettre en scène Une maison de poupée. Il y a quelques années, une adaptation iranienne de la pièce a remporté un prix au festival d’Avignon. Pareil pour une adaptation camerounaise. Si le thème abordé paraît précoce au XIXe siècle, il semble intemporel tant il est d’actualité dans nos sociétés, où il faut encore que l’homme réussisse à tout prix, et que la femme soit jolie et silencieuse. La preuve étant qu’il y a eu énormément d’adaptations de la pièce à travers le monde : on a eu des Nora anglaise, argentine, iranienne, canadienne… Même si la pièce date de 1879, je pense que c’est la bible du théâtre contemporain.
La ferme des animaux, George Orwell (1945)
C’est un très court roman d’Orwell, qui est en fait une satire sociale et politique, indémodable, car tellement d’actualité. Des animaux, complètement humanisés, décident de mener une révolution contre les Hommes… Or, leur propre révolution échoue, car elle est menée par des corrompus. Le livre raconte comment devenir totalitaire en suivant les règles de la démocratie.
“Le message contre les régimes totalitaires politiques et religieux est tellement puissant que même l’éditeur d’Orwell s’était opposé à la publication du roman”
D’un côté, cette fable animalière est aussi à charge contre Staline, qui est indirectement incarné par Napoléon, un cochon tyran et corrompu. En lisant ce roman, on se rend compte très facilement que ne sont plus des animaux, mais des hommes et des femmes soumises. Le message contre les régimes totalitaires politiques et religieux est tellement puissant qu’à l’époque, même l’éditeur d’Orwell s’était opposé à la publication du roman.
Il y a une certaine force et fraîcheur dans cette fable animalière, qui pour moi, provient avant tout du côté absurde qu’elle met en scène. On dirait presque un film de Fellini. Il y a aussi un côté très visuel dans ce petit roman, qui ne peut qu’interpeller un cinéaste : en lisant, on peut voir les animaux dans leur étable s’animer et organiser leur révolution.
L’histoire est simple et accessible, tandis que la vraie complexité se trouve au niveau du message véhiculé. Je pense que c’est parce que les anglophones sont très pragmatiques dans leur narration : ils n’ont pas besoin d’intellectualiser des propos pour en faire un puissant avertissement politique.