Les requérants, après avoir été relaxés par le tribunal de Mulhouse en 2011, avaient été condamnés par la Cour d’appel de Colmar en 2013 pour provocation à la discrimination de produits en raison de l’appartenance des producteurs à une nation déterminée, en l’occurrence Israël.
Une action jugée d’intérêt général
Leur pourvoi avait été rejeté par la Cour de cassation le 20 octobre 2015 au motif que la cour de Colmar avait correctement appliqué l’article 24-8 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 qui réprime la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence. Elle estimait en outre que les restrictions à la liberté d’expression, prévues par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, s’appliquaient en l’espèce, car nécessaires à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui.
“Par nature, le discours politique est source de polémiques. Il n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance”
Dès lors, la saisine de la Cour de Strasbourg portait principalement sur les limites des restrictions que la Cour de cassation imposait à la liberté d’expression. Dans les motifs de son arrêt, la CEDH indique que : “D’une part, les actions et les propos reprochés aux requérants concernaient un sujet d’intérêt général, celui du respect du droit international public par l’État d’Israël et de la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, et s’inscrivaient dans un débat contemporain, ouvert en France comme dans toute la communauté internationale. D’autre part, ces actions et ces propos relevaient de l’expression politique et militante.”
Elle précise également que “par nature, le discours politique est source de polémiques et est souvent virulent. Il n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance. Là se trouve la limite à ne pas dépasser”, pour en conclure que les actions de boycott non violentes et dénuées d’antisémitisme devaient bénéficier de la protection de l’article 10.
Des conséquences immédiates
Les autorités israéliennes ont très vite pris conscience du défi que pouvait représenter la campagne BDS lancée en 2005 en créant dès 2008 un discret ministère des affaires stratégiques chargé de stopper son expansion.
Depuis son lancement en France 2009 par une cinquantaine d’associations, c’est essentiellement le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) qui a stigmatisé l’appel au boycott des produits israéliens comme du pur antisémitisme.
Depuis lors, les gouvernements successifs ont tous demandé aux procureurs d’agir avec fermeté à l’encontre des manifestants de BDS. Ainsi, ni Christiane Taubira, ni Jean‑Jacques Urvoas, gardes des Sceaux, n’ont pas jugé utile d’abroger les circulaires adoptées par leurs prédécesseurs Michèle Alliot-Marie et Michel Mercier.
Si ces circulaires ont régulièrement donné lieu à des procédures de police visant une centaine de personnes depuis 2010, la majorité des dossiers ont fait l’objet de classements sans suite ou de simples rappels à la loi.
Quels impacts sur l’économie d’Israël ?
Juridiquement, l’arrêt rend désormais caduques les circulaires Alliot-Marie et Mercier et remettent en cause le discours officiel de stigmatisation de la campagne BDS tout en questionnant les tentatives politiques, comme la récente résolution Maillard d’assimiler à de l’antisémitisme les différentes formes de critique de la politique israélienne.
À l’image du boycott des produits sud-africains au temps de l’apartheid, la société civile est en droit de se mobiliser contre l’achat de produits des entreprises israéliennes
Il impose surtout un retour aux principes fondamentaux du mouvement BDS : Israël viole le droit international en toute impunité par sa politique coloniale et d’“apartheid” envers les Palestiniens et seules des pressions internationales peuvent changer la donne. C’est pourquoi à l’image du boycott des produits sud-africains au temps de l’apartheid, la société civile est en droit de se mobiliser contre l’achat de produits des entreprises israéliennes.
Si les conséquences économiques de la levée de la pénalisation française de la campagne BDS sont plus difficiles à évaluer, elles seront sans doute plus importantes à long terme, comme l’a montré l’exemple des différents boycotts sud-africain (académique, culturel et économique) qui a duré plus de 30 ans de 1959 jusqu’à l’abrogation de l’apartheid avec le discours de réconciliation nationale de Frederik de Klerk le 2 février 1990.
À ce jour, 112 entreprises (dont 94 entreprises israéliennes) ont été identifiées comme ayant des activités dans les colonies israéliennes selon la liste publiée le 12 février 2020 par les Nations unies.
Israël refusant toujours de respecter les consignes d’étiquetage distinct et spécifique des produits de ses colonies imposées par l’Union européenne et validées par la Cour de justice de l’Union européenne dans un récent arrêt du 12 novembre 2019, le nombre d’entreprises boycottées pourrait augmenter significativement, car il est impossible d’identifier les entreprises israéliennes sans lien avec les colonies.
Les échanges de marchandises entre la France et Israël représentent environ 3 milliards d’euros par an, mais ceux avec l’UE atteignent près de 16 milliards d’euros ce qui en fait, devant les États-Unis, le premier partenaire commercial d’Israël.
L’essor du mouvement BDS pourrait contraindre l’Union européenne à revenir aux principes originels de l’accord de stabilisation et d’association conclu en 1995 entre l’Europe et Israël subordonnant le développement des échanges commerciaux au respect des droits de l’Homme.
Au-delà des échanges commerciaux, c’est l’ensemble des relations économiques qui pourrait être remis en cause par les appels au boycott académique et scientifique, car l’UE verse chaque année, via des programmes de recherche, plusieurs centaines de millions d’euros de subventions aux universités, laboratoires et entreprises de technologie d’Israël.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Voici l’article original, signé Éric Pichet, professeur et directeur du Mastère Spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business School, et co-écrit par Ghislain Poissonnier, magistrat.