Abderrahmane Youssoufi définissait les poches de résistance comme la confluence de “personnes qui ont profité ou qui profitent encore de leur situation pour servir leurs intérêts propres. Ces personnes considèrent tout changement et tout renouveau comme une menace à leur situation économique ou à leur statut politique”.
Article initialement publié le 7 février dans le numéro 891 de TelQuel
Témoin exceptionnel de l’époque, le président du Conseil de la concurrence, alors conseiller du Premier ministre Abderrahmane Youssoufi pendant l’Alternance, revient sur un pan de l’histoire méconnu du grand public, à travers une biographie autorisée du taulier socialiste. Si de nombreux observateurs ont reproché au gouvernement de gauche son peu d’empressement à réformer l’Etat social, peu savent que Youssoufi, animé de la volonté indécrottable de bâtir un Etat providence, a buté contre des écueils aussi protéiformes que tenaces.
Dans Youssoufi, leçons pour l’histoire, Guerraoui, qui fut un proche parmi les proches de l’ancien premier secrétaire de l’USFP, nous dévoile trois épisodes du mandat socialiste, où, malgré la bonne volonté de la primature, la puissance de lobbys souvent interlopes, tapis entre les plis des institutions, des réformes taillées dans le sens de l’intérêt général ont été enterrées à l’état de projet.
Premier maillon de cette chaîne de résistance, le puissantissime ministre de l’Intérieur de l’époque, Driss Basri, qui, sentant son influence s’effriter, avait pour obsession de maintenir intacts ses rapports privilégiés avec Hassan II. Coûte que coûte. A cet égard, un épisode rocambolesque, impliquant les jeunes du Troisième Millénaire, nous est narré avec un brin de facétie par Guerraoui.
C’est d’ailleurs avec cette péripétie “basrienne” que nous entamons ce court voyage dans le temps. Vers une époque où tout semblait possible. En apparence du moins.
Le jour où les jeunes du Troisième Millénaire ont été “détournés” par le ministre de l’Intérieur Driss Basri
Après la large consultation nationale qui a concerné environ 350.000 jeunes de toutes les régions du Maroc, une conférence nationale qui a réuni les Jeunes du Troisième Millénaire a été organisée à Bouznika sous la présidence de S.M. le Roi Mohammed VI, alors prince héritier.
Cette conférence a permis l’élection de 20 jeunes, filles et garçons, pour représenter le Maroc aux travaux de la conférence internationale des Jeunes du Troisième Millénaire, qui allait se tenir en octobre 1999 à Hawaii, aux Etats-Unis d’Amérique. Pour rendre hommage aux membres de cette délégation de jeunes, feu S.M. le Roi Hassan II a formé le vœu de les recevoir à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire. La réception allait avoir lieu le samedi 10 juillet 1999.
Le Premier ministre Youssoufi m’a annoncé cette excellente nouvelle. A son tour, Ahmed Lahlimi m’a appelé pour me briefer sur les aspects organisationnels et pratiques de cette audience. Dans ce contexte, on m’a demandé d’accompagner la jeune délégation dans la soirée du vendredi 9 juillet 1999 au complexe de l’enfance et de la jeunesse à Bouznika pour y passer la nuit.
“Après moult investigations, l’on m’apprend que l’auteur de cette manœuvre n’était autre que le ministre de l’Intérieur Driss Basri […]il voulait se donner le beau rôle et paraître tout seul sur le devant de la scène”
Nous devions quitter Bouznika vers le palais royal de Rabat dans la matinée du samedi 10 juillet 1999 à bord du bus qui a été mis à notre disposition par la primature. Quelle ne fut pas ma surprise, voire ma sidération, lorsque j’ai découvert que tous les membres de la jeune délégation ont quitté les lieux, aux premières heures du matin, vers une destination inconnue. J’ai alors immédiatement appelé le Premier ministre et le ministre chargé des affaires générales du gouvernement pour les en informer.
Après moult investigations, l’on m’apprend que l’auteur de cette manœuvre n’était autre que le ministre de l’Intérieur Driss Basri, Dieu ait son âme. Il a pris cette « initiative » dans le cadre d’un scénario bien ficelé sans en informer ni le Premier ministre ni le ministre des affaires générales. En fait, il voulait se donner le beau rôle et paraître tout seul sur le devant de la scène. C’est ce qu’allaient m’apprendre les membres de la jeune délégation.
En effet, le ministre de l’Intérieur, feu Driss Basri, a envoyé un bus à Bouznika avec une dame chargée de mission dans son cabinet, que je connais et qui me connaît très bien. Cette dame était présente avec nous durant toutes les étapes de préparation de la conférence nationale des jeunes.
Le 10 juillet 1999, avant huit heures du matin, elle se pointe devant le complexe de l’enfance et de la jeunesse à Bouznika avec pour mission de conduire les jeunes au siège de la résidence du ministère de l’Intérieur à Rabat. Le ministre, sa femme et ses enfants les y attendaient. Les filles de la délégation ont été conduites chez une parente du ministre pour leur offrir chacune un caftan marocain traditionnel alors que les garçons ont été accompagnés chez un tailleur, parent du ministre, pour leur offrir chacun un costume et une paire de chaussures. C’est l’accoutrement officiel exigé pour être reçu par feu S.M. le roi Hassan II.
Alors que j’attendais de voir comment les choses allaient évoluer et comment ce “détournement” allait se dénouer, j’ai reçu un coup de fil de M. Ahmed Lahlimi qui m’informait du lieu où se trouvaient les jeunes. Il m’a demandé de les rejoindre près du garage du Palais des Hôtes où un chargé de mission au cabinet royal, que je respecte beaucoup, m’attendrait avec les jeunes pour nous conduire au palais royal de Rabat.
Nous voilà donc au palais avec d’autres délégations qui attendaient d’être reçues par le roi. Mais là, coup de théâtre, on nous apprend qu’à cause de son état de santé, Sa Majesté ne pouvait recevoir la délégation des jeunes.
Driss Basri, résistance et respect à géométrie variable
“Driss Basri résistait [à l’Alternance] tantôt de manière directe en s’abstenant de mettre en œuvre les programmes gouvernementaux qui rentraient dans les compétences de son ministère, soit de manière indirecte en utilisant ses relations amicales avec certains membres de l’USFP ou de son syndicat”
Le ministre de l’Intérieur s’est fortement impliqué pour créer des zones de turbulences en vue de déstabiliser l’expérience de l’Alternance. Driss Basri résistait tantôt de manière directe en s’abstenant de mettre en œuvre les programmes gouvernementaux qui rentraient dans les compétences de son ministère, soit de manière indirecte en utilisant ses relations amicales avec certains membres de l’USFP ou de son syndicat pour créer des difficultés, envenimer l’atmosphère ou provoquer des dissensions au sein du parti. Son but ultime était de torpiller la cohésion qui existait entre le parti et le syndicat et, in fine, faire obstacle aux réformes.
Mais quelle que fût l’ampleur de cette résistance, il faut signaler que Driss Basri savait ce qui l’attendait en tant que ministre de l’Intérieur après le décès du roi Hassan II. Mais malgré sa résistance au Premier ministre désigné, il savait que le défunt roi souhaitait vraiment la réussite de l’Alternance.
Basri savait aussi que c’est pour cette raison que le roi Hassan II a fait confiance à Abderrahmane Youssoufi et qu’il l’a désigné pour conduire cette transition démocratique. C’est pourquoi le ministre de l’Intérieur adaptait et mesurait son attitude envers le gouvernement de l’Alternance de façon à ne pas compromettre complètement cette expérience et à ne pas rompre les liens avec le Premier ministre et, à travers lui, avec l’USFP et son syndicat, dont certains dirigeants étaient ses amis.
Le nouveau pouvoir et l’émergence de nouvelles poches de résistance
La deuxième étape (de résistance, ndlr) correspond à celle du règne de Sa Majesté Mohammed VI, qui a vu l’émergence d’une nouvelle génération de poches de résistance aux multiples sources. Les poches de résistance sont cette fois-ci à chercher tantôt chez certains membres de la majorité, qui ont un intérêt politique à mettre en échec l’expérience, tantôt dans le parti du Premier ministre, voire au sein de la primature. Une autre partie de ces poches de résistance était à la solde des cercles rapprochés du Palais.
“la résistance à l’expérience de l’Alternance constitue un péché “mortel” du à une mauvaise appréciation des exigences de cette période charnière par toutes les parties prenantes du champ politique national”
Il s’est avéré, après coup, que le principal perdant dans tout cela ce sont les forces nationales vives qui ont toujours lutté aux côtés du roi pour réaliser le grand projet national visant à résoudre la difficile équation sociétale dont les termes sont la démocratie, la modernité et la religion. Ainsi, les développements politiques que notre pays a connus au cours des dix dernières années ont montré sans l’ombre d’un doute que la résistance à l’expérience de l’Alternance constitue un péché “mortel” du à une mauvaise appréciation des exigences de cette période charnière par toutes les parties prenantes du champ politique national.
La mise à mort radicale de l’Agence nationale de promotion économique à l’étranger
En août 1998, le Premier ministre Abderrahmane Youssoufi a décidé de rationaliser la gouvernance de la promotion économique du Maroc à l’étranger, et ce après avoir constaté l’absence d’une direction qui veille sur la coordination de l’action de tous les intervenants pour plus de convergence et de cohérence dans la politique et les programmes de ce secteur (…)
Dans cette perspective, plusieurs réunions ont été tenues en mai 1999 au siège de la primature pour examiner le projet de loi portant création de l’Agence nationale pour la promotion économique du Maroc à l’étranger. Ce projet de loi a été préparé par Mme Latifa Chihabi, alors directrice des études et de la planification industrielle au ministère de l’Industrie et du commerce, de l’énergie et des mines (…)
Ce projet a connu une forte opposition, notamment de la part de l’Office national marocain du tourisme, de la Maison de l’Artisan, et ce pour deux raisons principales:
Certains responsables avaient peur des répercussions de cette restructuration initiée par le Premier ministre en termes d’assainissement, de contrôle et de reddition des comptes.
Les établissements concernés désignaient comme délégués les enfants de certaines personnalités influentes dans le cercle du pouvoir central et proches des centres de décision dans le pays.
Les résistances et les obstacles se sont poursuivis jusqu’à ce que cette grande et nécessaire réforme fut abandonnée après le départ du gouvernement de l’Alternance.
Les jeunes diplômés en agriculture n’auront pas droit à leurs terrains
Dans le cadre des efforts déployés par le gouvernement de l’Alternance pour l’insertion professionnelle des diplômés des instituts supérieurs d’agronomie, une commission interministérielle fut mise en place en 1998, chargée, sous la supervision du Premier ministre, de coordonner l’insertion de cette catégorie de diplômés. A cet égard, cinq mesures ont été prises (…) La mesure concernant la location de terrains agricoles relevant du domaine public a fait l’objet d’une étude approfondie de la part de la commission interministérielle précitée (…)
Cette convention vise à mettre en œuvre un programme s’étendant sur trois années pour faciliter l’insertion annuelle d’une centaine de ces diplômés selon les moyens disponibles et les modalités suivantes: la location de terrains agricoles ou le lancement de projets agricoles, d’unités agroalimentaires ou d’entreprises de services en rapport avec les activités agricoles. Ou encore leur insertion dans des coopératives, des exploitations, des entreprises agricoles privées ou des unités agroalimentaires (…)
Ces terrains agricoles relevant du domaine public totalisaient une superficie de 8000 hectares et étaient alors gérés par la SODEA et la SOGETA. Ils étaient répartis sur 17 provinces et préfectures et 27 communes rurales.
L’opération ainsi conçue devait profiter à environ 220 personnes, dont 117 diplômés et 43 gérants d’unités de production ainsi qu’à des techniciens de la SODEA et de la SOGETA (…) Quand toutes les étapes préparatoires furent finalisées, y compris celles ayant trait au financement, des parties au sein de l’appareil exécutif vont s’opposer à ce projet. Leur argument était que la location des terrains relevant du domaine public doit être reportée jusqu’à ce qu’il soit statué sur le sort des terrains qui étaient régies par la SODEA et la SOGETA, alors objet d’une imminente privatisation.
Par ailleurs, les services du ministère de l’Intérieur, qui allaient assurer le suivi des projets et en évaluer les résultats, ont exprimé leurs appréhensions du fait que les commissions régionales qui allaient être mises sur pied à cet effet seraient présidées par les walis, aux côtés des gouverneurs qui, eux, président les commissions restreintes, lesquelles avaient pour mission de s’assurer que les diplômés en agronomie, locataires des terrains, respecteraient leurs obligations.
Cela a empêché la mise en application de cette nouvelle approche prometteuse et audacieuse de l’auto-emploi qualitatif de cette catégorie de diplômés supérieurs dans un secteur vital de notre économie nationale.