La première fois que je l’ai rencontré c’était à la fête de l’Huma à Paris, vers la fin des années 80. Il se promenait tout seul. Je me suis avancé vers lui et l’ai salué. Jusque-là j’entendais parler de lui, je lisais des choses à son propos. Ce jour-là, nous avons naturellement échangé sur le socialisme et les gauches des mondes. Pour ma part, j’étais davantage lié à Fqih Basri. Ce dernier lui avait parlé de moi pendant sa phase de retrait hors du pays. Lorsque Youssoufi est revenu au Maroc, je lui ai rendu visite en compagnie de Si Mohamed Hihi. Il m’a alors confié qu’avec Fqih Basri, ils avaient effectivement eu des conversations à mon sujet.
À l’époque j’étais proche de Noubir Amaoui, mais aussi de Mohamed Abed-Al-Jabri. Youssoufi avait confiance en Abed-Al-Jabri qu’il écoutait beaucoup. Ce dernier lui avait également conseillé de m’intégrer au gouvernement. Ce fut chose faire lorsque j’ai été nommé ministre de l’Éducation nationale. Après cela, nous nous sommes mutuellement découverts dans le travail. Le feu de l’action nous a permis de nous rapprocher. Avec Amaoui et Abed-Al-Jabri nous faisions partie de l’environnement historique de Youssoufi, de son arrière-pays profond. Il s’entendait mieux avec nous qu’avec d’autres.
Youssoufi est quelqu’un qui parle peu, mais qui observe beaucoup. Il était vigilant par rapport à ce qui se colportait autour de lui. Il captait les signes et les interprétait judicieusement comme un politique madré qui maîtrise parfaitement la dialectique de l’être et du paraître. Travailleur acharné, on pouvait le qualifier d’un mot actuellement à la mode : résilient. Il tenait ferme, il n’en démordait pas. Capable de faire des concessions, il n’en perdait néanmoins jamais de vue son objectif. Sa résistance était totale. Je me souviens qu’en conseil du gouvernement, il arrivait bien avant le début de la réunion programmée à 9 heures du matin. Et, étrangement, il pouvait ne pas bouger de son siège pendant des heures.
Tandis que les ministres sortaient de la salle quand l’ordre du jour leur permettait de s’éclipser momentanément, y revenaient de nouveau, prenaient des pauses cigarette, s’absentaient pour passer un coup de fil, lui, demeurait inamovible dans des réunions pouvant s’étaler jusqu’à trois heures de l’après-midi. À moi, il s’est souvent ouvert. Autour de lui, les coups de poignard pleuvaient. Il en recevait dans le dos, sur les flancs. On ne lui a pas facilité le travail. Lorsqu’il avait des différends avec Amaoui, il devenait triste. Il a tout fait pour éviter la scission d’Amaoui avec le parti, mais Amaoui n’était pas seul en cause, d’autres acteurs jouaient leur rôle dans les coulisses.
Avec Fqih Basri, il y a eu des retrouvailles suivies de séparations brutales. Mais je dois dire que les deux hommes étaient très attachés l’un à l’autre. Au sein du gouvernement, il devait gérer sept sensibilités politiques en plus des hommes du sérail. Il s’agit d’une entreprise très complexe. L’histoire ne lui a pas encore rendu justice. Certains parlent d’un échec du gouvernement d’Alternance, or, les politiques publiques qu’il a menées n’ont pas bénéficié d’une réelle évaluation. Ici et là, les jugements politiques fusent, mais une appréciation sérieuse de son mandat est aux abonnés absents. Il faut dire qu’il a également fallu beaucoup de temps pour que l’on se mette à parler des réalisations du gouvernement Ibrahim. L’Alternance est encore trop mêlée au cours actuel de l’histoire pour faire l’objet d’une évaluation froide. La relation de Youssoufi avec les cadres de l’USFP était également très complexe. Lorsqu’on occupe ce type de poste, cela aiguise toutes les ambitions environnantes, les évaluations subjectives se mélangent aux jugements de valeur et à l’expression d’intérêts partiels pour ne pas dire personnels.
Youssoufi, il faut le dire, a quand même été un important relais. Une personne à laquelle on a demandé de demeurer présente pendant la transition et de veiller à ce qu’elle se produise dans les meilleures formes possible. Que retenir au final ? Outre l’entrée des partis d’opposition de l’ancienne ère au gouvernement, Youssoufi aura réussi à normaliser cette Alternance. Je garde de lui son objection à la méthodologie démocratique et son discours de Bruxelles, en février 2003, dans lequel il clarifie les limites de la phase précédente et pose les fondamentaux de la phase à venir. Or, le printemps arabe a dépassé cette vision du point de vue des réformes institutionnelles. Son apport fondamental est le fait qu’il ait pu normaliser l’adhésion de la plupart des acteurs oppositionnels. Il a trouvé le discours, le mode de fonctionnement et la manière de faire. Et il a réussi à accompagner la transition de l’ancien vers le nouveau règne.