Sélection culturelle de confinement : Abdellah Taïa

Cinéma et littérature. L’écrivain Abdellah Taïa livre à TelQuel sa sélection culturelle pour adoucir le confinement.

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Abdellah Taïa juste après la remise du Prix de Flore pour son roman "Le jour du roi", en 2010. Crédit: François Guillot / AFP

Ana hourra, Salah Abou Saif, 1958

“J’ai regardé pour la première fois ce film dans les années 1980 à la télévision nationale, entouré de mes sœurs. Le film est sublime, il raconte l’histoire d’une jeune étudiante, incarnée par la légendaire Loubna Abdelaziz, qui se bat contre la société égyptienne pour atteindre son émancipation. C’est un film qui ne se réduit pas à un discours idéologique ou à une lecture seulement féministe. C’est un chef-d’œuvre, tellement bouleversant. ”

Je voudrais que toutes les jeunes filles du Maroc et du monde arabe puissent le regarder

“Je voudrais que toutes les jeunes filles du Maroc et du monde arabe puissent le regarder. Ce long-métrage devrait être inclus dans les programmes de nos écoles afin de dire à toutes les jeunes filles arabes qu’elles sont libres, elles n’ont pas besoin qu’on leur donne la liberté, elles l’ont déjà !”

Affiche du film Ana Hourra.Crédit: DR

“Malheureusement, dans le monde arabe, je trouve qu’on minimise beaucoup les gestes culturels et politiques forts. C’est comme si nous n’avions jamais eu de grands artistes, de grands gestes politiques… Il est très important de rappeler ces gestes artistiques et politiques, comme ce film, surtout dans la période actuelle. Je voudrais ajouter aussi qu’Ana Hourra est écrit par Ihssan Abdelkouddouss, un immense auteur qui a beaucoup écrit sur les femmes dans les années 1950, 60 et 70. L’œuvre de ce monsieur devrait être réhabilitée, car elle est juste passionnante.

Dans le cinéma égyptien, Salah Abou Saif est le cinéaste qui m’a le plus marqué. Il a aussi fait des films extraordinaires comme Chabab Imrae (1956), Al Kahira 30 (1966) ou Hamam Al Malatili (1972) qui tourne autour de l’homosexualité… on nous ramène toujours à l’idée que le monde arabe n’est pas prêt pour l’émancipation, mais ce n’est pas vrai ! Il y a des mémoires qui se perdent, comme ces films et comme tant d’autres œuvres qui témoignent de l’engagement inhérent de nos artistes.”

Tahia Carioca dans Chabab Imarae, film de Salah Abou Seif.Crédit: DR

Isskandaria lih ?, Youssef Chahine, 1979

“On dit souvent que le monde arabe n’est pas prêt pour accepter l’homosexualité, mais il suffit de se plonger dans la filmographie du grand cinéaste Youssef Chahine pour se rendre compte du contraire. Plusieurs de ses films sont traversés par des personnages ouvertement homosexuels. Dans Isskandaria lih ?, il y a un personnage de résistant nationaliste qui avait pour mission de tuer les soldats de l’armée britannique. Il rencontre un soldat australien, il ne le tue pas, il tombe au contraire amoureux de lui… une histoire d’amour homosexuel ponctue ce film sublime ! Donc aux gens qui ont la mémoire courte, je dirais : allez voir Isskandaria Lih ?

Affiche du film Isskandaria lih ?Crédit: DR

“Il y aussi un autre long-métrage de Youssef Chahine que j’aime beaucoup : Bab el hadid (1958). Les deux films sont traversés par un vent de liberté extraordinaire. Ces œuvres montrent clairement qu’à travers le désir qui circule entre les corps, on cherche des espaces de liberté et d’émancipation sans la bénédiction du pouvoir, de la famille ou de la religion. Cette idée, Youssef Chahine la met en scène de manière magistrale ! Certains jeunes ne savent malheureusement pas que ça existe, ils croient que c’est grâce à Netflix que l’homosexualité est évoquée dans le cinéma, alors que moi, ces films extraordinaires, je les ai regardés à la télévision, chez moi à Hay Sallam à Salé.”

Hind Rostom dans Bab El Hadid de Youssef Chahine.Crédit: Pyramide Film

Le pain nu, Mohamed Choukri, 1973

“Si quelqu’un a besoin de comprendre ce qu’est le désir de transgression au Maroc, il faut absolument qu’il lise Le pain nu. Ce livre est tout simplement renversant, dans tous les sens du terme. Il dit tout de la société marocaine, de sa violence, de son extrémisme, de sa prostitution et de son langage brut et brutal… c’est un livre-manifeste, un geste d’émancipation pour l’ensemble des Marocains.”

“Les œuvres que j’ai choisies parlent de liberté, une question qui n’a jamais été confidentielle dans nos sociétés, c’est pour cette raison que je dédie cette sélection à la communauté LGBT+”

“Aujourd’hui, le bouquin de Mohamed Choukri est tellement populaire au Maroc, car il a été interdit, mais j’ai l’impression qu’il a été vidé de son sens transgressif. Tout le monde connaît Le pain nu, mais personne ne chérit sa portée transgressive, surtout certains lecteurs arabophones qui estiment que ce sont eux les gardiens de la tradition, comme si la tradition était réduite au conformisme. Ils parlent comme si dans la culture arabe, il n’y avait pas de gestes transgressifs aussi puissants que ceux d’un Rainer Fassbinder en Allemagne. Pour moi, Le pain nu est tout aussi fort qu’un film de Fassbinder. J’invite donc les jeunes à le lire ou à relire ! Les œuvres que j’ai choisies parlent de liberté, une question qui n’a jamais été confidentielle dans nos sociétés, c’est pour cette raison que je dédie cette sélection à la communauté LGBT+.”

L’écrivain Mohamed Choukri.Crédit: DR