Qui sont les plus vulnérables ?

Nous comprenons maintenant l’impact de cette pandémie : nous perdrons trop tôt nos parents et grands-parents. En Chine, en France, en Italie, les sujets âgés sont les plus touchés.

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Les personnes âgées sont les plus à risque face au Covid-19. Crédit: Alex Boyd/Unsplash, CC BY-SA

Le premier SRAS avait conduit l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à déclarer en 2003 que sa prochaine apparition induirait “une crise de santé publique mondiale”. Or face à l’un de ses cousins, le plus létal et plus vif SARS-CoV-2, nous n’avons pas assez progressé pour en anticiper l’émergence.

Observation de la pandémie

Quel est notre adversaire actuel ? Un nouvel acteur dont il nous manque l’origine (animale ?), les routes (tropisme industriel ou touristique ?) et le potentiel évolutif, mais dont la dynamique est encore celle de ses prédécesseurs (SARS-1, MERS…) : après la phase d’attaque sur une population vulnérable, le pic de diffusion (jour du plus grand nombre de contaminations, suivi 5 à 7 jours plus tard du pic de décès) est atteint en 3 à 4 semaines.

La progression ralentit ensuite pour s’interrompre, selon la nature des réponses individuelles et populationnelles et la possibilité de réinfestations (en Corée, en Chine, on ne compte plus de décès hors Hubei, mais la surveillance de cette possibilité reste très étroite).

Figure 1. Accélération du nombre de décès quotidiens lors de la première vague épidémique. Pics successifs en Chine, Corée, Iran puis dans les pays européens.

Ces courbes décrivent l’évolution d’une compétition optimisée (attaque virale contre les défenses humaines – immunitaires, individuelles ou sociétales) dans un système passant par plusieurs phases d’adaptation stratégiques réciproques et définissent aussi le cadre des relations proies-prédateurs.

Il s’agit ici d’une agression cliniquement très brutale dont la deuxième phase (installation en quelques heures d’une pneumopathie fulgurante, 5 à 8 jours après les premiers symptômes) pourrait dépasser cette semaine les capacités des services hospitaliers de réanimation. Il faut donc en organiser précisément la gestion des moyens humains (ce que font remarquablement les équipes sur le terrain) et la répartition des moyens matériels (respirateurs, masques et tenues de protection). Dans cette agression, tous les chiffres de mortalité seront revus à la hausse avec l’intégration a posteriori des données des maisons de retraite.

Différents profils

La publication du profil des personnes décédées en Italie nous donne le profil européen de cette pandémie et permet de comprendre son intensité transalpine. L’âge moyen au décès y est de 81 ans. Parmi les patients décédés, 14 % avaient plus de 90 ans, 56 % plus de 80 ans et 86 % plus de 70 ans. Plus des deux tiers souffraient de diabète, de maladies cardiovasculaires, de cancer ou étaient d’anciens fumeurs.

Dans les pays d’Europe, les indicateurs de vieillissement de la population sont corrélés à l’intensité locale de l’épidémie : le rapport entre le nombre de personnes de plus de 70 ans et celle de moins de 20 ans est en effet très corrélé à la hauteur de la vague.

Figure 2. Ratio entre les plus de 70 ans et les moins de 20 ans. De 0,23 en Iran, Corée et Chine, il passe à 0,85 en Italie et Espagne, ce qui traduit la verticalisation de la pyramide des âges obtenue après une longue période de développement économique.

La France, qui présente un ratio intermédiaire (0,43) pourrait ainsi subir une vague moins destructrice que l’Italie et l’Espagne ; les personnes les plus âgées étant les moins à même de se défendre alors qu’un fort pourcentage d’enfants et de jeunes adultes pourrait être protecteur à l’échelle des populations. Sans doute ont-ils un rôle déterminant dans l’établissement de l’immunité de groupe. Dans les dernières publications chinoises et italiennes, moins de 1 % concerne des personnes en dessous de 30 ans, alors que deux sur trois concernaient des personnes ayant dépassé l’espérance de vie italienne.

Comprendre les causes de la mortalité

L’analyse des premiers décès français montre une distribution similaire avec un taux de mortalité inférieur à 0,2 % pour les sujets de moins de 45 ans sans comorbidité et un risque majeur au-delà de 80 ans, d’autant qu’un antécédent (maladie cardio-vasculaire ou hématologique, insuffisance rénale…) limite l’aptitude à se défendre.

Figure 3. Répartition de l’âge au décès des patients hospitalisés pour une pathologie liée au Covid-19.

On a beaucoup comparé le virus de la grippe et le SARS-CoV-2. Or, à la mi-mars 2020, la grippe en France se répartissait ainsi pour les cas les plus graves nécessitant des soins lourds : 15 % avaient moins de 15 ans, un tiers plus de 65 ans, un quart ne présentait aucun antécédent. La grippe, qui fut pourtant la moins grave de ces dernières années a proportionnellement plus touché les enfants et les individus non malades que ne le fait le Covid-19. Épargnés par la grippe, les sujets les plus fragiles ne peuvent répondre au casse-tête immunitaire d’un agresseur auquel leurs défenses n’avaient jamais été confrontées.

Cette notion de vulnérabilité nécessite d’être précisée dans le contexte actuel. Nos relations aux paramètres vitaux passent en effet par un optimum, qui définit les plages de surveillance des patients et de leurs traitements (tension artérielle entre 90/60 et 140/90 mmHg; glycémie à 1 g/l +/- 0,25; température entre 33 et 41 °C; indice de masse corporelle ou IMC entre 18,5 et 25 kg/m2, etc.).

Hors de ces intervalles optimisés, l’organisme réduit ses facultés adaptatives en raison de contraintes métaboliques (hypertension artérielle, diabète, cholestérol élevé) ou physiques (âge élevé, surpoids…). Toutes ces dimensions établissent un optimum commun (cf. Figure 4, adaptée du rapport “Impacts sanitaires de la stratégie d’adaptation au changement climatique” du HCSP) dont toute pathologie ou insuffisance (cardiaque, rénale, respiratoire, neuronale…) nous éloigne.

Figure 4. Toute relation entre capacité adaptative et paramètre vital se centre autour d’une valeur idéale. Leur ensemble établit un optimum commun pour chaque organisme. Dans les limites compatibles avec la vie, les plus fragiles se situent aux extrêmes de ces distributions, c’est-à-dire aux minima de nos capacités. Cette vulnérabilité les expose en priorité aux prédateurs primaires (virus, bactéries, parasites).

Les plus vulnérables se situent aux extrêmes de ces distributions (défaillance cardiaque nécessitant une transplantation, maigreur sévère ou obésité morbide, broncho-pneumopathie chronique, âge très élevé). C’est pourquoi l’on retrouve ces facteurs de risque associés à la mortalité du Covid-19 (les très rares sujets jeunes décédés sans antécédent connu présentaient peut-être un défaut de leur système de défense immunitaire, que le coronavirus utilise comme porte d’entrée et qu’il est le premier — et malheureusement le dernier — à révéler).

Survivre au temps du corona

Rien ne nous interdit de resituer maintenant cet épisode dans son contexte : nous sommes désormais conscients des effets de très longue portée de nos choix lorsqu’ils exploitent principalement le court terme.

Trois effets se télescopent ici :

• L’impact économique des épidémies croît de manière exponentielle : celle dite de la vache folle avait emporté 10 milliards de dollars en 1995, H5N1 : 30, SARS-1 : 40 en 2003, H1N1 : 50 en 2009 (pour 150.000 décès). Avec son impact sur l’énergie, l’automobile, la banque, le tourisme ou l’aviation, Covid-19, par la complexité de ces intrications, dépassera les centaines de milliards à l’échelle planétaire. Alors que l’économie est à bout de souffle, on voit pointer la perte fulgurante de nos moyens de lutte pour sauver les patients des générations suivantes et le vide dans lequel certains pays vont plonger. Parmi de nombreux autres, le Liban, qui vient de déclarer faillite, en fera-t-il la douloureuse expérience ? Et dans quel état cette période, économiquement redoutable par ses effets dominos, laissera-t-elle nos sociétés ?

• Le risque d’une réaction non proportionnée : confrontés à ce nouvel acteur, les patients meurent d’une hyperréaction immunitaire qui flambe leur poumon en quelques jours. À l’échelle des sociétés, le feu est dans la maison et le recul économique lié à cette crise pourrait détruire certaines options indispensables de nos systèmes de santé. Comment réagirons-nous lorsque les grandes crises annoncées par l’OMS surviendront dans les prochaines années ? En tant qu’espèce, sommes-nous à ce point affaiblis pour ne plus avoir d’option que de jeter nos dernières forces dans un combat, qui n’est que la première bataille des guerres à venir ?

• À l’avenir, il nous faudra aussi considérer les interactions entre risques, telles qu’elles se déclenchent aujourd’hui au cours d’une crise sanitaire, économique, environnementale, énergétique et pétrolière. En effet, l’effondrement des taux atmosphériques de NO2 et de CO2, résultant de l’arrêt de la production industrielle (en Italie, en Europe, en Chine), nous indique l’ampleur de ce qu’il faudrait faire pour respecter nos engagements sur le climat (accord de Paris 2015 à la COP21). Nous y voyons le poids faramineux de notre empreinte et la hauteur de la barre à franchir. Serons-nous spontanément capables de décider une réduction de 92 % de notre production industrielle ? Pouvons-nous réellement “choisir” de le faire ou nos choix sont-ils le plus souvent contraints ? Or c’est aussi de cette qualité d’air dont auront besoin les enfants de Chine et du monde pour éviter maladies coronaires, asthme et cancers prématurés.

Nous avançons, pas à pas, sur une planche au-dessus des flots. Chaque nouvelle perturbation vient rompre notre fragile équilibre alors que nos sociétés absorbent de plus en plus difficilement ces oscillations puissantes.

Nous y lisons la confirmation d’un fait majeur : l’évidence de notre vulnérabilité croissante face à des menaces que nous pensions oubliées. Le XXe siècle nous a trompés quant aux raisons exactes de notre croissance et de notre développement. Le XXIe siècle ne sera pas celui des maladies dégénératives, faites d’insuffisances cardiaques, respiratoires ou neuronales (Alzheimer) aux grands âges… mais, à nouveau, celui de nos prédateurs primaires (virus, parasites, bactéries) dont on ne cesse de mesurer le réarmement et la résistance croissante à toutes nos thérapies.

Cette fragilité engendre une très grande instabilité sociétale et politique et une remise en cause de plus en plus forte des décisions prises. À Wuhan, Madrid, Mulhouse ou Brescia, se mesure déjà ce que seront, bien après la pandémie, les conséquences de cette tempête.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Voici l’article original, signé Jean-François Toussaint, Directeur de l’IRMES, médecin à Hôtel-Dieu, AP-HP, Université de Paris, et Guillaume Saulière, biostatisticien, Institut national du sport de l’expertise et de la performance (INSEP)