Par Hakima El Haite et Jöel Ruet
Trois milliards d’êtres humains confinés.
Non ce n’est pas un film,
Ce n’est pas de la fiction,
Nous ne sommes pas sur une autre planète !
Nous sommes bien sur Terre.
Mais une Terre où l’on se sent menacé, où chaque pays érige des barrières, ferme ses frontières, arrête toute activité y compris celle de respirer dans la rue. Le coronavirus fait rage, se joue des frontières, défie les nations et défait l’ordre mondial, laissant un sentiment d’impuissance et, il faut le dire, d’infériorité devant un virus de la taille de l’infiniment petit.
Chaque jour, le virus érode la santé des citoyens mais aussi le cœur de notre économie, force à des décisions pressées et, ce faisant, malmène les fondements de notre démocratie et menace d’écroulement l’ordre mondial. Jamais des mesures aussi drastiques n’ont été prises par aucun pays, pour contrer aucune autre menace dans l’histoire de l’humanité.
Le terrorisme, la crise migratoire, les changements climatiques, les crises économiques… aucun de ces défis n’a engendré des réactions aussi extrêmes, individuelles et radicales de la part des états. Chaque pays se défend comme il peut et avec les moyens dont il dispose. Mais pouvons-nous nous contenter de ce “Chacun pour soi et Dieu pour tous” ?
De nombreux pays, bien qu’ayant pris des mesures drastiques par peur de l’inconnu, peinent à traiter et à confiner le virus et la population. Chaque jour, la pandémie gagne du terrain sur la carte mondiale et pénètre de nouveaux pays, au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest.
Guerre contre l’inconnu
Le sentiment général qui s’installe est celui d’une guerre contre l’inconnu. Et pourtant, le monde a connu bien des épidémies : la peste noire en 1340 qui a fait 75 millions de morts en Europe et dans certaines régions d’Asie. La pandémie de choléra en 1852 qui a fait plus d’un million de morts en Inde, Russie et dans le reste de l’Europe. Cette pandémie sévit toujours dans les pays pauvres, notamment africains, occasionnant encore des millions de morts.
La grippe espagnole, au sortir de la Première Guerre mondiale, aurait tué entre 50 et 100 millions de personnes en 1918 et 1919 de par le monde. D’elle, nous aurions dû apprendre que des sociétés appauvries par des systèmes économiques inégaux et des guerres sont le lit des propagations épidémiques.
Le Covid-19 vient de démontrer que l’origine des pandémies n’est pas toujours associée au sous-développement
En 1970, alors qu’elle avait déjà été éradiquée dans la plupart des pays, la variole fit 20.000 morts en Inde ; de cette maladie, portée aux quatre coins du monde par les “grandes découvertes”, nous aurions dû apprendre que le commerce est aussi vecteur de maladies, que seul le commerce équitable et durable peut éviter les retours de flamme.
D’Ebola, enfin, virus très contagieux et mortel, l’humanité aurait dû comprendre qu’elle n’a alors dû son salut qu’à la géographie d’un virus apparu dans une zone quasiment déconnectée et, à bien des égards, laissée pour compte du monde. Les frontières y étaient déjà peu franchies, et le monde est passé en 2014-2015 à côté de la catastrophe sans s’y intéresser.
Ces pandémies sont soit anciennes et font partie du côté de l’Histoire que l’humanité pense avoir dépassé, ou alors, sévissent encore dans des pays qualifiés de sous-développés (malgré des décennies de progrès économique et social), à l’écart des grandes circulations internationales de personnes et de marchandises. Il est donc aisé de les ignorer.
L’humanité n’a donc pas capitalisé sur les grandes crises sanitaires historiques antérieures qui ont touché pratiquement tous les continents bien avant la globalisation.
Les grandes puissances n’ont pas capitalisé sur les crises sanitaires récentes qui sévissent encore dans les pays du sud, vivant dans la croyance que leur mode de développement et leur science sont à ce point organisés, qu’aucune nouvelle maladie microbiologique ou virale ne peut franchir leurs frontières ou résister à leur expertise. Les économies monétaires semblent robustes — puisque complexes. Personne ne songe que cette complexité est l’essence même de leur fragilité.
Le Covid-19 — mais les grippes porcine et aviaire auraient pu avant lui avoir ce triste privilège — vient de démontrer que l’origine des pandémies n’est pas toujours associée au sous-développement, que les frontières de la contamination ne s’arrêtaient pas aux portes des pays les plus développés, que les réponses ne sont simples pour personne.
L’heure de décider
Nombreux ceux qui pensent que le monde avant et après le Covid-19 ne sera plus le même. Mais il sera ce que nous en ferons. Chaque pierre doit compter à l’édifice. “Crise” nous vient du grec krisis : décider.
Travaillerons-nous pour asseoir les fondements d’un monde meilleur ? Ou passerons-nous encore à côté de cette opportunité, peut-être la dernière, nos capacités de rebond financier, climatique, écosystémique, moral, devenues épuisées ?
Plusieurs scénarios sont présents à l’esprit quant au futur de ce monde et aux conséquences à tirer de cette crise :
Que voulons-nous ? Une montée en puissance d’un capitalisme cynique où les nations les plus en avance au niveau de la recherche essaieraient de profiter de la détresse des moins avancées et tourneraient cette crise sanitaire en une opportunité économique ou géostratégique ? Une montée en puissance du nationalisme et du protectionnisme en occultant les bases de la solidarité et du consensus mondial fondées sur les espoirs du multilatéralisme et de la coopération internationale ? Une montée en puissance des régimes autoritaires qui profiteraient des restrictions provisoires des droits et des libertés en instaurant des mécanismes durables de leur contrôle, menaçant ainsi les bases les plus élémentaires de respect des droits humains et de la démocratie ?
Engageons-nous pour un monde où les nations mettent en place un socle de gouvernance commun
Ou enfin voulons-nous bâtir un scénario d’espoir, ouvrant des perspectives de durabilité, de paix et de sécurité dans le monde ? Un monde basé sur la collaboration internationale et un multilatéralisme au service de l’humanité. Un monde animé par la conviction que la sécurité sanitaire des nations réputées les plus puissantes dans ce monde passe par la sécurité sanitaire des nations réputées “faibles” ; que la prospérité des nations les plus développées est conditionnée par celles les moins développées qui sont cependant détentrices de gisements et de ressources, gages du développement durable.
Engageons-nous pour un monde où les nations mettent en place un socle de gouvernance commun doté d’objectifs, de procédures et de moyens pour la sécurité sanitaire, méritant un traitement collectif ambitieux, permanent, en amont des crises. Un monde où, enfin, l’homme prend conscience que la protection des écosystèmes naturels est un impératif pour sa survie.
Ôter les œillères
Comment est-il possible que dans une ère où 80 % des espèces sont menacées d’extinction, on s’étonne encore de la propagation de nouvelles pandémies ? Comment est-il possible qu’avec la crise des changements climatiques, l’homme n’ait pas encore pris conscience qu’il est en train de créer de nouveaux écosystèmes, artificialisés ? De nouvelles maladies ? De nouveaux virus ?
Ce qui se passe aujourd’hui avec le Covid-19 doit nous interpeller sur notre humanité et sur notre relation à la nature. Nous sommes en train de transformer la Terre et l’ordre de la nature, alors ne nous étonnons pas si la nature ne veut pas composer avec nous. Si l’humanité a connu des pandémies chaque siècle de son histoire, notre entêtement et nos modèles de développement nous précipitent vers des crises plus fréquentes et destructrices.
Toute relance devrait être tirée par l’investissement pour le climat, la nature et la planète, humains compris
Impréparés, aveuglés par nos propres œillères, ayant récemment accéléré la casse sociale par souci de faire repayer par les plus fragiles les programmes de relance de la crise financière et économique de 2007-2008, nous avons été précipités dans l’urgence. À l’inverse, le déconfinement, la reprise de l’activité, mais aussi les choix humains et économiques d’avenir devront se faire dans la transparence, dans des débats réunissant toutes les expertises et surtout toutes les expériences humaines.
Toute relance devrait être tirée par l’investissement pour le climat, la nature et la planète, humains compris, et non par la consommation à court terme dans des boucles d’approvisionnement dont on savait qu’elles ne sont pas durables et qui viennent de démontrer leur fragilité.
Ce qui est sûr, c’est que cette fois, le débat doit être réel et démocratique sur la manière économique équitable, juste et durable d’absorber le prix des mesures d’urgence, et, plus profondément, il s’agit de ne pas revenir en arrière mais bel et bien de considérer ces mesures non comme un “prix”, mais comme un premier “investissement” vers une société humaine. L’humanité dispose déjà de tous les outils, les expérimentations ont été faites mais elles ont été mises sous le boisseau. Les solutions existent, les bonnes volontés foisonnent. Ce monde est d’ores et déjà accessible.
Sinon ? Sinon, pendant que nous cédons à l’urgence, la nature et ses écosystèmes préparent déjà les prochaines tornades, gels, feux et inondations, les prochains virus pour régler la question, d’une manière ou d’une autre. Nous avons ce choix, tous ensemble, dès aujourd’hui, d’ôter nos œillères et de retrousser nos manches.
Joël Ruet est expert en énergies renouvelables et président du think tank “The Bridge Tank”.
Hakima El Haite est présidente de l’Internationale libérale et a occupé les fonctions de ministre déléguée chargée de l’Environnement.