L’information est tombée comme un couperet. Dimanche 22 mars en début d’après-midi, le ministère de la Culture, dont dépend le secteur de la presse, a diffusé un communiqué appelant les éditeurs de magazines et journaux à suspendre, jusqu’à nouvel ordre, la publication et la distribution de leurs supports papier.
“Quand on a pris connaissance du communiqué du ministère, l’impression des éditions du lundi de nos quotidiens était déjà lancée… C’est dire si nous avons été pris de court !”
Cette décision inédite intervient dans le cadre des mesures préventives des autorités publiques afin de juguler l’évolution du Covid-19. Et elle a surpris, avant de faire frémir les professionnels du secteur, de l’édition à l’impression en passant par la diffusion. “Quand on a pris connaissance du communiqué du ministère, l’impression des éditions du lundi de nos quotidiens était déjà lancée… C’est dire si nous avons été pris de court!”, s’exclame Abdelmounaïm Dilami, patron du groupe Eco-Médias (L’Économiste, Assabah et Atlantic Radio).
Coup de massue
“Le secteur de la presse écrite était déjà sinistré, mais il va être complètement anéanti si la pandémie perdure”
“Cette décision est évidemment un coup dur pour l’ensemble des éditeurs. Le secteur de la presse écrite était déjà sinistré, mais il va être complètement anéanti si la pandémie perdure”, alerte notre interlocuteur. “Aujourd’hui, nous tenons à continuer à informer nos lecteurs. Les deux supports sont diffusés sur nos plateformes digitales. Mais Internet, ce n’est pas viable pour nous à la longue…”, ajoute-t-il, inquiet.
Selon les chiffres de l’OJD (2017-2018), les deux quotidiens d’Eco-Médias sont diffusés à large échelle, avec plus de 14.000 exemplaires pour L’Économiste et plus de 26.000 pour Assabah. Avec cette décision, le groupe, comme d’autres publications, devrait passer par une période de disette “jusqu’à nouvel ordre”.
Après l’annonce, le déluge
Eco-Médias, c’est aussi une imprimerie totalement à l’arrêt aujourd’hui. “C’est une situation catastrophique! La cinquantaine d’employés de l’imprimerie se retrouvent au chômage technique. Nous avons, d’un côté, nos revenus qui s’assèchent drastiquement, et de l’autre, nos lourdes charges”, énumère Abdelmounaïm Dilami.
“On va pouvoir assurer les salaires du mois de mars, mais après, ça va être très difficile”
Entre ses quotidiens et l’imprimerie, le groupe aux 250 salariés a, par mois, à peu près 1,5 million de dirhams de charges. “On va pouvoir assurer les salaires du mois de mars, mais après, ça va être très difficile. Et je n’ose même pas imaginer la situation de nos confrères qui risquent de mettre la clé sous la porte”, nous confie Dilami, par ailleurs membre du bureau exécutif de la Fédération marocaine des éditeurs de journaux.
Autre groupe touché de plein fouet par l’arrêt d’impression et de diffusion des journaux et magazines: le groupe Le Matin, qui édite les quotidiens Le Matin (diffusé à plus de 20.000 exemplaires par jour en 2018) et Assahra Al Maghribia (plus de 5000 exemplaires). “Les mesures prises par les autorités sont nécessaires et légitimes pour endiguer la pandémie, mais il est clair qu’elles vont impacter en profondeur nos secteurs d’activité, qui s’articulent autour de l’édition et de l’impression. Près du tiers de nos 330 employés sont aujourd’hui en arrêt de congé”, nous confie Mohamed Haïtami, PDG du groupe Le Matin.
“Nous avons de quoi tenir quelques semaines, en revanche, nous n’avons pas de visibilité et risquons de nous retrouver, à un moment ou à un autre, avec un souci de trésorerie”
Il décrit une situation délicate et similaire à celles d’autres acteurs du secteur: “Nous avons, d’un côté, des charges fixes incompressibles, et de l’autre, des revenus en baisse. Certains clients ne sont plus en mesure de payer leurs factures et les annonceurs se font de plus en plus rares, au moment où nous devons payer nos fournisseurs, nos impôts et nos salaires. Nous avons de quoi tenir quelques semaines, en revanche, nous n’avons pas de visibilité et risquons de nous retrouver, à un moment ou à un autre, avec un souci de trésorerie. Nous faisons tout pour garder l’ensemble de nos employés et espérons qu’on viendra à bout de cette pandémie rapidement. Sinon, nous serons confrontés à des difficultés de toutes sortes”. Le patron du groupe dit avoir de la visibilité pour les mois de mars et avril, mais après, la situation risque de devenir “intenable”.
“Nos rotatives à journaux sont à l’arrêt, notre chiffre d’affaires pour cette activité est proche de zéro aujourd’hui. Nous avons 70% de parts de marché, la chute est donc brutale”
Aujourd’hui, le groupe Le Matin est principalement handicapé par une imprimerie qui n’a plus rien à imprimer, alors qu’elle représente 55% des revenus de l’entreprise. A titre d’exemple, plusieurs titres dont Al Massae, Al Ahdath Al Maghribia ou encore TelQuel y sont imprimés. “Nos rotatives à journaux sont à l’arrêt, notre chiffre d’affaires pour cette activité est proche de zéro aujourd’hui. Nous avons 70% de parts de marché, la chute est donc brutale. Même notre chiffre d’affaires hors presse, notamment les activités d’impression numérique et l’offset (catalogues, flyers, cartes de visite) est en baisse en raison de l’annulation des principales manifestations comme le SIAM, LOGISMED, Mawazine, etc. Le Maroc ne produit pas de papier, nous devons donc faire face à nos échéances vis-à-vis de nos fournisseurs étrangers. Si nous sommes défaillants, ils pourraient nous mettre sur liste noire”, détaille Mohamed Haïtami.
L’édition, la mort aux trousses
“Le ministère ne peut pas demander à des journaux et magazines de passer, du jour au lendemain, du print au digital. Cette décision met vraiment en péril l’existence de l’ensemble de ces structures, déjà fragiles”
Le directeur de publication d’Akhbar Al Yaoum, Younes Maskine, est plus critique au sujet de la décision du département de Hassan Abyaba: “Nous comprenons parfaitement les circonstances exceptionnelles que nous traversons en ce moment, mais le ministère ne peut pas demander à des journaux et magazines de passer, du jour au lendemain, du print au digital. Cette décision met vraiment en péril l’existence de l’ensemble de ces structures, déjà fragiles”.
Le quotidien, qui s’appuie également sur le site alyaoum24, était déjà en proie à des difficultés financières, liées à la condamnation à la prison ferme de son fondateur, Taoufik Bouachrine. “Nous sommes boycottés par plusieurs annonceurs publics et privés, on ne comptait donc que sur la vente du journal”, tient à préciser Younes Maskine.
Depuis des mois déjà, les sources de revenus du quotidien reposent essentiellement sur la vente, à hauteur de 90%, et à peine 10% pour les insertions publicitaires. “Notre situation est donc encore plus compliquée que celles de nos confrères. Nous attendons toujours le fonds d’aide, les salaires du mois de février n’ont toujours pas été versés… et là, la décision d’arrêt de diffusion du journal nous assomme!”, résume Younes Maskine.
En plus des pertes subies au niveau de l’édition et de l’impression, le circuit de la distribution est aussi touché par la décision de l’Etat. Implanté dans 23 villes, le leader du secteur, Sochepress-Sapress, est dans l’impasse. “On reste solidaires avec les efforts des autorités pour lutter contre la pandémie, mais, pour nous, c’est une catastrophe économique. Nous avons arrêté toute activité, l’après-midi du lundi 23 mars, et nous sommes en train d’étudier les scénarios possibles pour nous réorganiser vis-à-vis de nos employés et nos partenaires. Nous sommes tout de même la pierre angulaire de pas mal d’intervenants”, nous confie Amine Bencherki, directeur général de Sochepress-Sapress.
“Nous réfléchissons à la manière d’en sortir avec le minimum de dégâts, qui seront plus ou moins importants selon la durée de la pandémie. Un scénario de 15 jours n’est pas le même qu’un scénario de 4 mois”
Il ajoute: “Nous avons 85% de charges fixes (salaires, locations, plateformes), qu’on travaille ou pas. Nous devons honorer nos engagements. Nous vivons une situation exceptionnelle, et réfléchissons à la manière d’en sortir avec le minimum de dégâts, qui seront plus ou moins importants selon la durée de la pandémie. Un scénario de 15 jours n’est pas le même qu’un scénario de 4 mois”. Le DG de Sochepress-Sapress préfère pour l’heure ne pas parler des emplois en danger, “en cours de traitement”.
Bien qu’invisibles aux yeux de beaucoup, les kiosques spécialisés dans la presse sont tout aussi touchés par cette crise. Amine Bencherki affirme avoir lancé une étude pour “les identifier afin de les défendre le moment venu”.
La crise avant la crise
Pour le directeur de publication d’Al Massae, Aziz Magri, les répercussions de l’arrêt de l’impression et de la diffusion des supports print vont être “colossales” : “Nous nous attendions à ce qu’une telle décision soit prise, elle est la suite logique des mesures de confinement et de fermeture des espaces sociaux comme les cafés. La semaine dernière, nous avons vu nos ventes chuter de moitié, passant de 25.000 à 11.000 exemplaires”.
Une opinion partagée par Mohamed Haïtami du groupe Le Matin: “Avant même l’annonce des nouvelles mesures restrictives, nous avons commencé à sentir les effets du confinement : d’abord au niveau des annonceurs, qui se font de plus en plus rares (ce qui a contraint la publication à réduire sa pagination, ndlr) et au niveau de la diffusion (avec la fermeture des points de vente, ndlr)…”
Dans un éditorial publié le 19 mars sur son site, le magazine Maroc Hebdo tirait déjà la sonnette d’alarme: “Aucune institution publique, ni même le Conseil national de la presse ou encore la Fédération marocaine des éditeurs de journaux, n’est montée au créneau pour attirer l’attention sur l’impact économique du coronavirus sur les entreprises de presse. En difficulté depuis quelques années, le secteur subit un autre choc économique du fait de cette pandémie”.
Et de souligner: “La hantise vient des contrecoups que subissent les organes de presse d’une baisse des revenus publicitaires et d’une chute de leurs abonnements, alors que les lecteurs tentent de réduire leurs dépenses pendant cette crise”. Pour s’adapter à la conjoncture, l’hebdomadaire a lancé, dès le 23 mars, une version quotidienne en PDF, téléchargeable gratuitement sur son site.
Appels à l’aide
“En dehors du report des cotisations CNSS, les mesures prises jusqu’à présent concernent plus les personnes mises à l’arrêt, mais qu’en est-il des entreprises qui gardent leurs employés?”
En cette période de vaches maigres, éditeurs, imprimeurs et diffuseurs cherchent des issues de secours. “Nous avons grand espoir qu’il sera tenu compte de la situation sinistrée du secteur de l’imprimerie et de la presse papier et que les mesures nécessaires pour sauver ce secteur seront adoptées. En dehors du report des cotisations CNSS, les mesures prises jusqu’à présent concernent plus les personnes mises à l’arrêt, mais qu’en est-il des entreprises qui gardent leurs employés ? Nous sommes en contact avec notre fédération au sein de la CGEM pour préparer un mémorandum qui établit le constat et propose des mesures concrètes de sauvegarde du tissu industriel productif”, nous dit Mohamed Haïtami.
“L’aide directe est la seule manière de sauver la presse papier”
Pour Abdelmounaïm Dilami, “l’aide directe est la seule manière de sauver la presse papier, mais pour l’instant, aucun contact n’a été pris avec les autorités. Je pense que ce n’est pas le moment de monter au créneau, notre pays est pratiquement en guerre contre la pandémie”. Tout comme les éditeurs, les diffuseurs n’ont toujours pas enclenché de négociations avec le ministère de tutelle. “Tout simplement parce que l’annonce a été faite dimanche. On doit d’abord opérer un arrêt de nos activités proprement avant de penser aux solutions”, nous précise Amine Bencherki. Contacté par TelQuel, Hassan Abyaba, ministre de la Culture, n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Presse digitale: trafic et traversée du désert
Avec l’évolution du redoutable Covid-19, les compteurs de trafics des sites d’information s’affolent, faisant de la presse digitale, en ces temps de crise, un des maillons forts de l’accès à une information fiable. Pour Médias24, la moyenne des visites par jour était de 60.000 (et pouvait atteindre les 120.000 avec les actualités chaudes).
Depuis une dizaine de jours, le site d’information économique maintient un trafic allant de 400.000 à 600.000 visites par jour. “Ce n’est ni une bonne ni une mauvaise nouvelle, nous n’avons jamais cherché le trafic. Toute la rédaction est impliquée et mobilisée dans une démarche citoyenne et c’est ce qui est important”, commente Naceureddine El Afrite, cofondateur de Médias24.
Idem du côté d’alyaoum24: “Notre audience a bondi à 70% de plus que la moyenne, c’est dire que les lecteurs cherchent, dans les moments difficiles, l’accès à une information sérieuse”, nous indique Hanane Bakour, directrice de publication du site d’information.
Bien que les audiences aient grimpé, les annonces se font, là aussi, de plus en plus rares, comme en témoigne Naceureddine El Afrite. “Toutes les campagnes ont été arrêtées depuis à peu près une semaine, c’est une chose compréhensible dans les circonstances actuelles. Et on subit cette situation, car nous sommes en fin de chaîne”, confie-t-il, avant d’ajouter: “Je ne suis pas inquiet, ça va être dur pour un, deux ou trois mois, nous n’en savons rien, mais c’est un état collectif”.
De son côté, Aziz Daki, cofondateur du site Le360, explique: “Nous avons enregistré quelques reports et annulations de bons de commande. Pour le moment, il est prématuré de faire des prévisions, car tout dépendra du temps que prendra le retour à la vie normale”. Et d’alerter: “Si la période de confinement se prolonge au-delà du 20 avril, la presse digitale, qui souffre déjà de la concurrence déloyale de Google, YouTube et Facebook, sera aux premières lignes des secteurs frappés par le coronavirus”.