Deux films censurés au Festival du cinéma méditerranéen de Tétouan

Les films “Bab Sebta” et “Une place sous le soleil”, programmés au Festival de cinéma méditerranéen de Tétouan, ont finalement été interdits de projection par les organisateurs sur demande des autorités locales pour éviter tout sujet “politique” en pleine crise économique et sociale dans la région.

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Ce sont essentiellement des femmes qui traversent la frontière pour acheter puis revendre des marchandises. Crédit: Image du film Bab Sebta/Randa Maroufi

La fermeture récente des frontières entre le Maroc et Sebta a des répercussions jusque dans le milieu cinématographique. Le court-métrage Bab Sebta de Randa Maroufi et le documentaire Une place sous le soleil de Karim Aitouna ont été déprogrammés du Festival du cinéma méditerranéen de Tétouan, qui devait initialement se tenir du 21 au 28 mars — avant d’être reporté à une date ultérieure à cause du coronavirus.

Les deux films abordent la question des porteurs de marchandises de contrebande à la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole, ainsi que la situation des vendeurs ambulants de Tétouan. Un sujet brûlant depuis que le Maroc a décidé, en décembre dernier, de fermer la frontière pour le transport de marchandises, provoquant une crise économique et sociale dans la région.

“Profondément déçue”

“C’est une décision indépendante de notre volonté prise, selon les organisateurs, par les pouvoirs publics de la ville ayant jugé la projection des deux films dangereuse pour la paix sociale à Tétouan”, a écrit Randa Maroufi le 5 mars sur Facebook. “Nous regrettons cette décision et cette censure qui porte atteinte à la liberté d’expression”.

La situation à Sebta est très tendue et les relations entre le Maroc et l’Espagne n’améliorent pas les choses”

Randa Maroufi citant les organisateurs

Les deux réalisateurs, qui devaient projeter leurs films le même jour lors du festival pour une soirée thématique, ont été prévenus de cette décision le 26 février par mail. “Les organisateurs m’ont expliqué devoir déprogrammer le film pour des raisons hors de leur volonté, parce que la situation à Sebta est très tendue et les relations entre le Maroc et l’Espagne n’améliorent pas les choses”, indique Randa Maroufi à TelQuel. “Ils m’ont écrit que c’était devenu un problème ‘grave’ et que le festival évite tout ce qui est ‘politique’”.

La jeune réalisatrice originaire de Casablanca, qui a déjà reçu plusieurs prix pour son court-métrage Bab Sebta, se dit “profondément déçue” de cette interdiction. Dans un message envoyé aux organisateurs, elle estime que le film “doit avoir sa place au Maroc et encore plus à Tétouan (…). C’est à travers ce genre d’initiatives que les choses peuvent ouvrir un débat sur des questions qui sont indispensables à discuter dans la région. Il s’agit évidemment d’un festival international méditerranéen, vous ne pouvez pas échapper à la politique”. Selon elle, un tag où il est écrit “Vive le Rif” en arabe, qui apparaît dans le film, pourrait également être une des raisons de la censure.

Éviter les débordements

Karim Aitouna a quant à lui attendu de rencontrer les organisateurs du festival à Tanger pour répondre au mail l’informant de la déprogrammation de son film. “Je leur ai dit que c’était inacceptable et que je ne comprenais pas leur rôle et leur position. Ce n’est pas normal qu’un festival renonce à programmer des films alors que sa mission première est de soutenir la création dans sa diversité”, déplore le réalisateur d’Une place sous le soleil.

“Une manière de parler de sujets tabous et d’évoquer cette situation économique et sociale très fragile”

Karim Aitouna, réalisateur

Selon lui, les organisateurs auraient pris cette décision sur demande des autorités, sans s’y opposer au risque de perdre leurs subventions ou de ne pas pouvoir organiser le festival dans de bonnes conditions. “La situation à Tétouan est très tendue et les vendeurs ambulants sur lesquels tu as fait ton film n’arrêtent pas de faire des sit-in dans la ville”, ont écrit les organisateurs dans le mail reçu par le réalisateur originaire de Tétouan. “Nous sommes incapables de prévenir un éventuel débordement de leur part, ce serait une catastrophe pour notre festival.”

Karim Aitoua, qui a déjà montré son film à Marrakech et Tanger, ne s’avoue pas vaincu et espère pouvoir projeter son film à Tétouan d’une autre façon. “Il est important pour nous de le diffuser devant un public de la ville, avec les personnes qui ont participé à ce projet et jouent leur propre rôle dans le film. C’est une manière de parler de sujets tabous et d’évoquer cette situation économique et sociale très fragile”, estime-t-il.

Interrogé sur les raisons de cette déprogrammation, le directeur du festival Nourddine Bendriss explique que les nombreux sit-in de vendeurs ambulants à Tétouan depuis la fermeture de la frontière ont rendu la situation “difficile”. “Mais je ne préfère pas parler maintenant de cette décision, puisque le festival a été reporté à cause du coronavirus”, ajoute-t-il. “Peut-être que ces deux films seront reprogrammés lorsqu’on aura convenu d’une nouvelle date.”