À Jerada, la Commission en terrain minier

Sur les cendres du Hirak, le think tank nommé par Mohammed VI est allé à la rencontre des habitants de Jerada, petite ville minière où les investissements financiers récemment consentis par l’Etat n’ont pas effacé les rancœurs d’hier. Reportage.

Par

Le think tank itinérant a fait halte, le 29 février, à Jerada, un point noir du royaume tant il est sinistré. Crédit: TOUMI

On ne va pas dans l’Oriental sans raison. Foi de ce chauffeur de taxi naviguant dans les rues d’Oujda, la capitale régionale, à bord de sa vieille Mercedes : “Les touristes? Ceux qu’on voit ont déjà visité tout le Maroc. Ils viennent ici uniquement pour boucler la boucle.

Avec le deuxième taux de chômage du pays (16,3%) et une activité économique au plus bas, la région est, après le Sahara, le second désert du royaume  : seulement 25 habitants au kilomètre carré.

Dans la moitié nord, seul le Drâa-Tafilalet voisin sonne plus creux. La faute, notamment, au phénomène d’émigration massive qui touche la région depuis les années 1960 : plus d’un Marocain résidant à l’étranger sur trois est originaire de l’Oriental.

Hier, le Hirak

Devant le “centre d’accueil” de la ville minière de Jerada, deux véhicules de tourisme déversent les membres de la Commission spéciale sur le nouveau modèle de développement (CSMD).

A mi-parcours de sa tournée dans le “pays réel”, qui s’achèvera en juin prochain par la remise d’une feuille de route à Mohammed VI, le think tank itinérant fait halte, ce samedi 29 février, dans une des provinces les plus sinistrées du royaume.

Dans le hall du bâtiment associatif, syndicalistes, travailleurs des mines, anciens prisonniers sont disposés en cercle sur des chaises de bureau. A l’entrée des membres de la CSMD, pas d’applaudissements, pas d’effusions de joie. A peine quelques respectueux saluts de tête.

Ce n’est pas la première fois que les habitants de Jerada reçoivent la visite de gens d’“en haut”. Début 2018, le Chef du gouvernement a lui-même fait le déplacement jusqu’à Oujda avec un plan de développement économique sous le bras de presque un milliard de dirhams et la promesse de fermeture de toutes les mines non conformes, dans l’atmosphère fébrile des semaines ayant suivi le Hirak local.

Ce soulèvement populaire avait éclaté, en décembre 2017, après la mort de deux jeunes mineurs dans les mines de charbon de Jerada – principale ressource locale -, donnant lieu à de violents affrontements avec les forces de l’ordre.

Sur le lieu de réunion, comme pour abolir toute hiérarchie, la dizaine de commissaires présents prend discrètement place parmi l’assistance, de sorte qu’on ne les distingue bientôt plus des participants. A rebours de leurs habitudes, ces intellectuels ne sont pas là pour instruire, mais pour s’instruire.

De fait, en dehors du président Chakib Benmoussa, pas un membre de la mission royale ne prendra la parole pendant les quatre heures de la rencontre. Côté participants, en revanche, le micro vole de main en main.

Mostafa Terrab (sur la photo) et Chakib Benmoussa ont pris place parmi l’assistance. A rebours de leurs habitudes, non pas pour instruire mais pour s’instruire.Crédit: TOUMI

Gros sur le cœur

Un quadragénaire, duffle-coat sur col roulé, explique que l’économie de Jerada est étouffée par trois facteurs: la cessation de travail des mines, la baisse des transferts des MRE et la fermeture de la frontière algérienne. Une dame en jellaba bleu électrique dénonce le manque d’implication des femmes dans les projets gouvernementaux. Un paysan aux mains calleuses ne comprend pas pourquoi les permis de construire sont si difficiles à obtenir.

Un ancien mineur regrette que les mineurs aient besoin d’aller chercher leur subsistance “plus bas que les tombes”

Un francophone en costume kaki veut que l’Unesco finance la transformation des mines fermées en musée du charbonnage : l’institution en a bien fait autant dans le nord de la France, et sa directrice n’est autre qu’Audrey Azoulay, fille du conseiller du roi, André Azoulay. Un ancien mineur au cheveux blancs se lève, “par respect pour la Commission”, et regrette que les mineurs aient besoin d’aller chercher leur subsistance “plus bas que les tombes”.

Mostafa Terrab, les coudes sur les genoux, écoute les interventions se succéder avec un léger froncement de sourcil. Avec sa carrure de bâtisseur, surmontée d’une couronne de cheveux blancs, le patron du groupe OCP a l’air d’un patriarche des temps anciens. Imperturbable, il ne s’agite par sur son siège, prononce rarement un mot. De temps à autre, il jette un regard inspiré par la baie vitrée, comme s’il cherchait une idée dans la forêt d’eucalyptus voisine.

Un président de coopérative charbonnière réclame plus de moyens pour forer. Un syndicaliste se lance dans une harangue endiablée contre l’incurie du gouvernement. L’intervenant d’après s’insurge contre le fait que les détenteurs de capitaux dans l’Oriental soient également les législateurs. Il adjure l’Etat central de détrôner ces “idoles dominatrices”, sans quoi la Commission n’aura qu’à revenir dans dix ans pour retrouver exactement les mêmes problèmes.

Son voisin de chaise lui emboîte le pas et tempête contre les pratiques “mafieuses” des barons du charbon. Un associatif estime que le gouvernement devrait davantage impliquer les associations dans le développement de la région. Un habitant du coin, enfin, regrette que les administrateurs venus s’occuper de Jerada ne soient pas de Jerada.

Le regard perçant, l’air de toujours réfléchir, Chakib Benmoussa fait penser à une de ces éminences grises qu’on rencontre dans les livres d’histoire. Scribe consciencieux, le président de la CSMD couvre des fiches bristol d’une écriture fine et impeccable. Il relira ses notes lors de l’allocution finale, une synthèse formulée à voix haute où le polytechnicien mentionnera un à un les points soulevés lors de la réunion. Comme une manière de signifier à tous les intervenants qu’ils ont été entendus.

Chakib Benmoussa a consciencieusement pris des notes lors de la réunion.Crédit: TOUMI/TELQUEL

Sophocle à Jerada

Autour du rond-point qui marque l’entrée de la ville, juste devant le centre de conférence, tout est endormi. De temps en temps, une vieille voiture emplit l’air triste et sec d’un grognement de moteur, puis disparaît par l’artère principale. Suivons-là.

Le résultat des millions de dirhams investis par l’Etat suite au Hirak ne tarde pas à se montrer. Sur le trottoir de droite, un centre commercial flambant neuf. “C’est pas encore ouvert”, lance un ouvrier du haut de sa nacelle. Mais de grandes affiches annoncent déjà la couleur : hammam, pizzeria, et même piscine.

Il faut des loisirs. Comment voulez-vous convaincre des gens de venir travailler dans un endroit quand il n’y a rien à y faire?”, plaide en chemin la cinéaste et membre de la Commission Farida Belyazid.

Plus loin, sur la gauche, se profile un bâtiment en construction avec une porte arabe aux dimensions pharaoniques. Le béton sèche encore. Un panneau de chantier informe que Jerada, 44.000 habitants, sera bientôt dotée d’un nouveau Tribunal de première instance. En contrebas, de petites échoppes se succèdent le long d’un trottoir couvert. En ce samedi après-midi, la plupart ont le rideau baissé.

But de la sortie, le centre culturel de Jerada apparaît enfin. L’Etat a promis que le lieu, une ancienne église transformée en lieu de vie dans les années 1970, bénéficierait d’une complète rénovation. “Le budget est bloqué, mais nous attendons encore l’autorisation du ministère pour commencer les travaux”, glisse le directeur du centre, Khalid Mrimi, échappé d’un atelier de théâtre.

Des rires étouffés résonnent d’une salle voisine. “Il faut tenir les enfants, vous savez ce que c’est. En ce moment, nous étudions le théâtre grec, une pièce de Sophocle”, sourit douloureusement le professeur.

Adjacente à la salle de répétition, la bibliothèque du centre croule sous les livres: le théâtre complet de Shakespeare, La Comédie humaine de Balzac, des romans de Faulkner et de Dostoïevski, les poésies de Baudelaire et de Verlaine, le tout en édition cuir de luxe. Ce trésor littéraire de plusieurs centaines d’ouvrages a été légué à la municipalité par le créateur du centre, un certain Boris Owodenko, ingénieur minier et archéologue franco-russe. Mais ce n’est pas tout.

Le centre dispose aussi d’un véritable théâtre, situé dans un bâtiment annexe où il faut passer par un dédale de couloirs visiblement en chantier. Dans ce décor poussiéreux, de la musique résonne soudain. Là, dans une pièce éclairée par une ampoule dénudée, un homme tenant un oud à la main s’acharne à mettre au tempo une classe de jeunes musiciens débutants.

Dans le couloir, des gravats de ciment craquent sous les semelles. Il y a des filles et des garçons. Certains grattent une guitare, d’autres jouent du violon. “Do-do, ré-ré, mi-mi, do-do, ré-ré…”, s’époumone le chef d’orchestre, qui parvient néanmoins à se faire comprendre au milieu de la cacophonie.

Le Maroc a changé

“Plein de choses sont devenues insupportables, précisément parce que le Maroc a changé”

Mohamed Tozy

Encore quelques gammes, et le petit orchestre de Jerada se produira ici. Derrière une porte molletonnée d’un chic inattendu, une authentique salle de spectacle avec, au sol, de la moquette mangée par les mites. Plongée dans la pénombre fraîche, le parterre est plein, non pas de fauteuils en velours, mais de chaises d’écoliers éparpillées en mauvais état. Le parquet de la vaste scène n’a pas été ciré depuis des lustres.

Il n’empêche, vu d’en haut, le regard étrange des sièges vides fait monter dans l’échine le même frisson que sur toutes les scènes du monde. Khalid Mrimi dit que plusieurs festivals ont récemment eu lieu ici, et que des comédiens célèbres, comme Dounia Boutazout ou Rachid El Ouali, sont même venus leur rendre visite.

Retour au centre d’accueil de Jerada, où le dernier intervenant vient de rendre le micro. Chakib Benmoussa se lève pour prononcer sa synthèse finale. Il insistera sur la nécessité d’impliquer toutes les forces vives du pays pour relever le défi du développement.

Les jambes croisées, le menton dans la main, Mohamed Tozy observe l’exercice démocratique avec un certain détachement. Après deux mois de pérégrinations, le politologue de la CSMD tire déjà ses premières conclusions.

“Aujourd’hui, c’est parce que le dispensaire est construit que l’absence de médecin devient un scandale”

Mohamed Tozy

Les Marocains sont réalistes, ils ont compris que le Maroc a changé. Et plein de choses sont devenues insupportables, précisément parce que le Maroc a changé. Il est devenu insupportable que l’administration ne réponde pas aux demandes, que le service n’arrive pas. Parce que le service existe. Avant, le service public n’existait pas, donc les gens se débrouillaient autrement. Aujourd’hui, c’est parce que le dispensaire est construit que l’absence de médecin devient un scandale”, conclut, avec ce constat, celui qui a fait partie, en 2011, de la Commission pour la révision de la Constitution.