Comment s’explique le succès de la chicha ?

La chicha est aujourd’hui consommée dans le monde entier, souvent dans la sphère privée, mais aussi dans des lieux spécifiques — les “bars à chicha”. Sa consommation ne cesse d’augmenter, principalement chez les jeunes. Histoire d’une dangereuse progression.

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Contrairement à la cigarette, il est nécessaire de disposer d’un espace-temps long pour fumer la chicha, qui devient alors synonyme de relaxation.

Egalement appelée narguilé, shisha ou encore hookah pour les anglophones, la version moderne de cette pipe à eau permettant de fumer un mélange de tabac et de mélasse aromatisée (tabamel) est devenue un véritable phénomène de société.

Au Maroc comme dans le reste du monde, la chicha bénéficie d’une image séduisante malgré les risques pour la santé. Comment expliquer ce succès ?

Une origine perse lointaine

Les premières références historiques de la consommation de chicha datent du XVe siècle, en Perse. Le physicien perse Abu’l-Fath Gilani aurait inventé le narguilé en faisant passer pour la première fois la fumée du tabac dans un réservoir d’eau afin de purifier et de refroidir la fumée. Malgré l’interdiction de fumer du tabac par le cinquième Shah d’Iran, Abbas Iᵉʳ le Grand (1571–1629), la consommation de chicha se démocratise en Perse et devient courante dans toutes les catégories de la société. Les femmes et les hommes fumaient le “Galyans” (du verbe “√ḡlā”, qui fait des bulles) aussi bien dans la sphère privée que publique, et même dans les écoles où professeurs et élèves “chichaient” durant les cours.

Sous le règne du Shah Abbas II (1632–1666), le narguilé devient une addiction nationale ; les nantis ont même des serviteurs dédiés à la préparation de chicha. À l’époque du Shah Fath Ali Chah Qadjar (1772-1834), le narguilé est un objet culturel à part entière dans la société perse, présent dans la vie quotidienne et dans les grands événements, où un protocole de préparation et de service est instauré.

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Des touaregs fumant la chicha.

Une démocratisation par étapes

La chicha se diffuse au Moyen-Orient sous le nom de narguilé et jusqu’en Inde où elle sera appelée “Hookah” (son appellation contemporaine dans les pays anglo-saxons). La colonisation britannique de l’Inde et du Moyen-Orient permet ensuite de créer le premier contact de l’occident avec la chicha.

Dans ses mémoires, l’avocat et voyageur britannique William Hickey (1749–1830) raconte son expérience du narguilé à son arrivée en Inde et observe que la consommation de chicha était extrêmement courante chez les Indiens. Selon lui, ces derniers préfèrent sauter le dîner, mais pas la séance de chicha.

Dans Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll (1832-1898) contribue lui aussi à la nouvelle notoriété de la chicha en l’associant au personnage de la chenille : “La Chenille et Alice se regardèrent en silence pendant un certain temps : la Chenille sortit enfin la pipe à eau de sa bouche et s’adressa à elle d’une voix langoureuse et endormie… ‘Qui êtes-vous ?’ dit la Chenille.

La chicha s’intègre d’ailleurs parfaitement dans l’univers tout en perplexité et en fantaisie d’Alice. La Chenille se sert de sa pipe pour faire émerger des lettres et des images exotiques. Aujourd’hui, il existe des dizaines de tutoriels vidéo, comptabilisant des millions de vues sur YouTube, qui expliquent comment créer des formes (principalement des ronds) avec la fumée de la chicha.

Au début du XXe siècle, à la suite de l’introduction des cigarettes sur le marché à grand renfort de stratégies de marketing agressives, la chicha est de moins en moins consommée en Inde et au Moyen-Orient. À coup de gros budgets de communication, la cigarette devient un symbole de virilité et de domination masculine, et plus tard de l’émancipation des femmes. La chicha est alors reléguée à une consommation de tabac dépassée et populaire, contrairement à la cigarette qui bénéficie d’une représentation sociale moderne et progressiste.

Un nouvel essor mondial

Relancée dans les années 1990, la consommation de chicha est devenue une pratique courante dans le monde occidental ainsi qu’au Moyen-Orient. La chicha se mondialise dans les années 2000 grâce à la perception d’une pratique sociale positive fondée sur le partage et la convivialité, et également par la réappropriation culturelle d’un objet lié à l’imaginaire mystique moyen-oriental, par certaines communautés.

Selon une étude de l’OMS (2006), 100 millions de personnes consommeraient quotidiennement la chicha à travers le monde, principalement en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Néanmoins, ce chiffre a certainement augmenté depuis, tant cette façon de consommer du tabac attire de nouveaux publics, principalement chez les jeunes où elle jouit d’un effet de mode.

Une étude européenne, conduite dans le cadre de la campagne “HELP : pour une vie sans tabac” montre que la moyenne d’âge des consommateurs de chicha (22 ans en moyenne) est plus jeune que celle de tout autre produit du tabac (32 ans pour les cigarettes, 46 ans pour les cigares en moyenne) et du cannabis (23 ans en moyenne).

En outre, la chicha jouit d’une perception tabacologique positive, car de nombreuses personnes pensent que l’eau de la chicha filtre les substances nocives et permet une consommation de tabac moins néfaste que la cigarette. Les conséquences d’une consommation occasionnelle ou fréquente de la chicha sont encore aujourd’hui mal connues, à cause du peu de publications scientifiques existantes. Mais il n’existe pas, aujourd’hui, de manière de consommer du tabac qui soit sans danger pour l’être humain.

Un marché à fort potentiel

Le marché mondial de la chicha est évalué à 730 millions de dollars en 2018 (dont environ 70 % en Afrique et Moyen-Orient) et devrait atteindre 2,7 milliards de dollars en 2025 avec un taux de croissance annuel de 18 %.

Comme de nombreux marchés à fort potentiel, celui de la chicha a été segmenté au travers de nombreuses stratégies marketing. La fourchette de prix est large, allant de 30 euros pour des modèles entrée de gamme classiques jusqu’à plusieurs milliers d’euros pour des modèles de collection plaqués or avec ornements. Les matériaux utilisés, les designs, les coloris, qui peuvent fortement varier d’un modèle à l’autre, sont des critères de choix importants pour les clients de chicha. Il existe également un secteur du narguilé de luxe. On peut citer l’exemple de la chicha conçue en titane et en fibre de carbone, vendue 100.000 euros.

De plus, l’industrie du tabac propose sans cesse de nouveaux tabamel mixtes aux packagings innovants, plébiscités par les plus jeunes fumeurs.

Une consommation à l’image conviviale

À l’instar de la cérémonie du thé au Japon, la préparation et la consommation de chicha peuvent être considérées comme un rituel à part entière. La majorité des consommateurs de chicha fument en groupe dans des espaces privés ou dans des bars à chicha. C’est un objet convivial qui incite au partage et à la discussion entre les fumeurs. On peut considérer que la cigarette l’est également, mais dans une moindre mesure.

Un apprentissage ludique

La chicha est préparée et consommée sur un monde ludique. En effet, préparer une chicha dans les règles de l’art nécessite des connaissances particulières. L’eau du réservoir ne doit pas excéder un certain niveau sous peine de remontées aqueuses qui rendraient le tabamel trop humide pour être consumé. Les trous sur le papier aluminium du foyer doivent être réguliers et pas trop larges, pour permettre une combustion homogène du tabamel et empêcher les cendres du charbon de traverser la cheminée. L’allumage doit être méthodique afin de démarrer une combustion suffisante. Le tabamel en lui-même doit être humidifié si besoin, selon son degré de sécheresse pour qu’il ne se consume pas trop rapidement.

Une fois allumée, la chicha doit être fumée de manière régulière et les doses de charbon doivent être ajustées selon la nécessité. En plus de cela la sélection du tabamel et du charbon sont également des éléments pris en compte dans la préparation de la chicha.

Cela ouvre la porte à un apprentissage ludique de la part du préparateur qui s’exerce à préparer une chicha convenable, à l’inverse d’une cigarette toute prête, où la seule action essentielle du fumeur se résume à son allumage. Outre sa préparation, la consommation de la chicha produit une quantité plus conséquente de fumée par rapport à la cigarette. Cette fumée permet de créer des formes plus ou moins élaborées et cela entre entièrement dans cette dimension ludique.

Indolence et sensualité

La deuxième dimension concerne la paresse et l’espace-temps long. Dans les bars à chicha, les fumeurs sont souvent assis sur des fauteuils où sièges confortables qui incitent à se détendre. Contrairement à la cigarette, il n’est pas envisageable d’allumer une chicha durant une pause clope, il est nécessaire de disposer d’un espace-temps long. La chicha devient alors synonyme de relaxation. D’ailleurs, le narguilé est principalement fumé en fin d’après-midi ou le soir.

La troisième dimension est propre à la communication initiée lors de la consommation d’une chicha. Qu’elle soit publique dans les bars à chicha ou privée au domicile, la consommation de chicha est fortement liée à la communication. Le temps de combustion long du tabamel permet de lancer des débats sur de nombreux sujets. Même si les avis divergent, la chicha reste un objet de ralliement sur lequel les fumeurs sont d’accord. D’ailleurs, dans Alice au pays des merveilles, la chicha permet à la Chenille de se lancer dans des discussions philosophiques avec Alice.

Un groupe de fumeurs à Moscou. ©Tripadvisor

Enfin, la chicha est un objet hautement sensoriel. Le fumeur observe la chicha, touche le tuyau pour fumer ou manipule la pincette pour ajuster le charbon sur le foyer. Il entend le barbotage de l’eau lorsque la fumée passe dans la cheminée. Il perçoit le goût du tabac via ses papilles gustatives en inhalant, et sent le parfum de la fumée en expirant.

La consommation de chicha, malgré ses risques pour la santé, séduit de plus en plus par son mode de consommation ludique et convivial, dans un monde individualiste envahi par la technologie.The Conversation


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Voici l’article original, signé Samy Mansouri, Enseignant-chercheur, Université Paris Dauphine – PSL.