600 à 800, c’est le nombre d’avortements effectués chaque jour au Maroc selon l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin. Face à une loi qui ne permet l’IVG que dans des cas extrêmes, elles sont donc des centaines à user chaque jour de leur droit de disposer de leurs corps dans la plus belle illégalité.
Des centaines de cas mais tout autant d’histoires, parfois dramatiques. Alors que le cas de Hajar Raissouni, accusé d’avoir avorté illégalement, est à la Une de la presse nationale et fait l’objet d’une procédure judiciaire entamée début septembre, TelQuel a récolté le témoignage de trois Marocaines qui ont accepté de raconter leurs douloureuses expériences avec l’avortement clandestin. Nous avons également sollicité un intermédiaire vendant des médicaments abortifs à ces femmes souhaitant volontairement interrompre leur grossesse.
Intermédiaires
Ghalia* avait 23 ans lorsqu’elle a pris connaissance de sa grossesse lors d’une simple consultation chez le médecin. Craignant une réaction négative de son entourage, elle décide d’avorter. “Mon partenaire et moi n’étions pas mariés et nos familles n’allaient jamais accepter un enfant né hors mariage… J’allais vivre un enfer en gardant cet enfant”, explique la jeune Marrakchie aujourd’hui âgée de 25 ans.
Pour mettre fin à sa grossesse, la jeune femme sollicite l’aide d’amies qui la mette en relation avec un infirmier. Ce dernier fait office d’intermédiaire qui, moyennant un paiement de 500 dirhams, l’introduit à un gynécologue. Celui-ci estime le coût de l’opération à 4.000 dirhams, une somme qu’elle parvient à réunir avec l’aide de son petit ami. Une fois chez le gynécologue, Ghalia finit par effectuer une IVG par aspiration. “Quand j’ai ouvert les yeux, je me suis mise à pleurer”, se souvient la jeune femme.
Les histoires d’avortements clandestins se répètent mais ne se ressemblent pas. À Rabat, Leila* a aussi eu recours à l’avortement suite à une grossesse non désirée. Elle avait 24 ans lorsqu’une deuxième ligne rose est apparue sur son test de grossesse. Alors qu’elle vient à peine de débuter sa carrière, Leila est enceinte de jumeaux. Sa grossesse est le fruit d’une relation épisodique.
Perdue, elle sollicite l’aide d’une association venant en aide aux femmes dans sa situation qui parvient à la mettre en contact avec un gynécologue. Connu pour être un spécialiste de l’IVG, il facture l’intervention à 3.500 dirhams. Sauf qu’un mois après cet avortement, les choses tournent mal pour Leila qui souffre constamment d’hémorragies. “Les saignements ont duré pendant un mois. C’était horrible, je n’ai jamais eu aussi mal de ma vie”, décrit-elle, la voix enrouée. Ce n’est qu’après un traitement que la jeune femme a pu reprendre une vie “normale”.
Selon l’article 453 du code pénal marocain, l’avortement est passible de six mois à deux ans de prison pour toute femme qui pratique l’IVG, les deux jeunes femmes ont donc enfreint la loi en ayant recours à cette intervention. Toutefois, ce n’est pas le caractère illicite de celle-ci qu’elles redoutaient.
Pour Leila, c’est la peur de regretter sa décision qui la tourmente. “L’illégalité ne m’effraie pas, puisqu’il y a plein de femmes qui se font avorter chaque jour au Maroc, j’ai plutôt peur de ne pas avoir la chance d’avoir des jumeaux dans le futur”, confie-t-elle. De son côté, Ghalia, redoute surtout la réaction de ses parents. “Je n’imagine même pas ce qu’ils pourraient faire s’ils le savaient,” nous avoue-t-elle.
Fausse pilule
Même crainte du côté de Kaltoum* qui, à 21 ans, est tombée enceinte de son petit ami. Faute de moyens et de soutiens, elle désespère et se tourne vers des moyens artisanaux pour interrompre sa grossesse : mélange d’herbes abortives et médicaments achetés sur le marché noir. “Je n’avais pas les moyens, du coup je cherchais la solution la moins chère, la plus efficace et la moins dangereuse”, commente-t-elle, quelques mois après les faits.
A travers l’une de ses connaissances, elle apprend l’existence de l’Artotec. Ce médicament, utilisé pour soigner les problèmes articulaires et les rhumatisme, possède des propriétés abortives. Il contient de la prostaglandine, une molécule visant à protéger l’estomac, mais qui en même temps entraîne des contractions de l’utérus.
Le médicament est toutefois interdit à la vente sur le territoire national et son utilisation requiert une assistance médicale. Kaltoum parvient à se fournir, en échange de 1.000 dirhams, 10 comprimés du médicament. Mais elle n’en ressent aucun effet. Après quelques jours, la jeune femme se rend compte que les comprimés en question étaient des faux.
La situation de Kaltoum inquiète l’une de ses amies qui parvient à rassembler les 2.800 dirhams nécessaires au financement de son IVG effectuée dans un cabinet gynécologique de Casablanca. Mais après l’intervention, la jeune femme souffre de saignements aigus et découvre, à sa grande surprise, que le fœtus n’a pas été entièrement retiré lors de l’intervention. “Heureusement, le reste s’est évacué tout seul…on m’a dit que la situation pouvait être beaucoup plus dangereuse si cela n’était pas arrivé”, nous confie-t-elle.
Un Artotec convoité
Comme Kaltoum, de nombreuses femmes souhaitant avorter ont recours à l’Artotec. Même s’il est retiré du marché depuis 2016, le médicament peut être facilement acheté à travers certains groupes Facebook ou WhatsApp. “L’Artotec est disponible mais il est très cher. La boîte normalement était vendue à 100 dirhams dans les pharmacies, désormais un seul comprimé vaut près de 100 dirhams”, expose la jeune femme.
Il suffit d’une simple recherche sur le réseau social de Mark Zuckerberg pour trouver des dizaines de pages dont les administrateurs prétendent pouvoir vendre la pilule aux effets contraceptifs. Sur l’une d’entre elles, certaines publications sont édifiantes. On y trouve notamment des captures d’écrans d’échanges sur WhatsApp où des clients “satisfaits” publient des photos graphiques montrant les effets du médicament.
Contacté par TelQuel, le propriétaire de la page affirme vendre un pack de 10 pilules, surnommé “Samta” (la ceinture), pour la somme de 1.000 dirhams. Ce dernier propose également d’administrer des “piqûres” contraceptives selon lui, “plus efficaces” à 1.500 dirhams.
Selon un récent rapport du parquet, 73 personnes ont été poursuivies pour avortement au Maroc en 2018. A la rentrée parlementaire, un projet de loi initié en 2015 pour autoriser les cas d’avortements en cas de viol ou inceste, de malformations prénatales ou de maladie mentale de la mère, devrait être discuté au parlement.
*Les prénoms des personnes citées dans cet article ont été modifiés en vue de préserver leur anonymat.