En Tunisie, les partis préparaient les élections législatives prévues en octobre. Mais le 25 juillet, tout a changé. La mort de Béji Caïd Essebsi a rabattu toutes les cartes du paysage politique tunisien. Sans « Raiss », le gouvernement annonce une présidentielle anticipée. Initialement prévue en novembre, elle a été convoquée pour le 15 septembre. De quoi chambouler tous les plans des politiciens qui comptaient se porter candidats après les résultats des législatives. Les législatives et la désignation des parlementaires devant se faire avant celle du chef d’Etat. Le 2 août, l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE) annonce donc que ce ne sont pas moins 30 candidats qui se disputeront le siège du palais de Carthage, choisi parmi 98 candidatures déposées. Du jamais vu dans l’histoire de ce pays pionnier du printemps arabe.
Abondance de candidats et manque de programmes
L’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections a commencé par fixer les règles de la campagne électorale en ressortant quelques principes importants pour le bon déroulement des élections présidentielles. La neutralité de l’administration, des lieux de culte, des médias nationaux et le rejet de tout discours incitant à la haine, la violence, l’intolérance et à la discrimination sur une base religieuse, raciale ou ethnique.
Ainsi, les 30 candidats disposeront de 12 jours (du 2 au 14 septembre) pour convaincre les Tunisiens de voter pour eux. Reste désormais à présenter un programme en bonne et due forme. Or, pour le moment, c’est loin d’être le cas. La journaliste du magazine Jeune Afrique en Tunisie, Frida Dahmani nous explique que le nombre très élevé des candidats à la présidence ne peut pas être « bénéfique » pour le bon déroulement des présidentielles. « À mon sens, avec 30 candidats pour le premier tour, on a une instabilité extrême. Surtout que tout le monde se dit ‘centriste’, et du coup, tous les partis se bousculent et on aura certainement droit à un second tour » considère Frida Dahmani.
En connaisseuse du paysage politique tunisien, elle insiste sur le manque de programme des candidats. Un constat partagé par le politologue tunisien Selim Kherrat qui estime que l’absence de programmes électoraux est dû à une « même idéologie » partagée par plus de 15 candidats sur les 30. « Ce point risque de personnifier la course à la présidence » ajoute le politologue, qui donne l’exemple de la récente querelle médiatique entre deux candidats, en l’occurence, Youssef Chahed l’ex chef du gouvernement et Nabil Karoui, l’homme d’affaire, arrêté à quelques jours du début de sa campagne le 2 septembre, accusé de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale.
La querelle qui donne le ton
Le 8 juillet dernier, Nabil Karoui et son frère Ghazi ont été inculpés pour « blanchiment d’argent ». Alors qu’il revenait de Béja, où il venait d’ouvrir un nouveau local de son parti « Qalb Tounes », Nabil Karoui a été arrêté le vendredi 23 juillet ce qui a engendré une vaste polémique autour des motifs de son arrestation et ce qu’elle implique, compte tenu du contexte électoral . Le parti de l’homme d’affaire et patron de la chaîne Nessma TV va même très loin, et accuse Youssef Chahed le candidat ex-chef du gouvernement, d’avoir tout orchestré.
« Nous adressons une accusation directe envers Youssef Chahed et son gang, (celle) d’avoir orchestré cette arrestation« , a déclaré lors d’une conférence de presse Iyadh Elloumi, un dirigeant du bureau politique de Qalb Tounes.
L’homme dénonce des « pratiques dégradantes et dictatoriales« , ce responsable a ironisé en remerciant Chahed « pour cette publicité gratuite qui ne va que dans l’intérêt de Nabil Karoui« . L’intervenant a néanmoins souligné le fait que « la campagne électorale aura lieu en présence ou en l’absence de Nabil Karoui« , Elloumi ironise qualifiant l’arrestation de Karoui de « publicité gratuite » qui pourrait aider le candidat de son parti à « remporter la présidentielle dès le premier tour ». À en croire Frida Dahmani, l’arrestation de Karoui lui a en effet « donné un boost » en terme de popularité.
Un événement qui a secoué l’univers politique tunisien. L’AFP indique que dans une première réaction, Rached Ghannouchi, le chef du parti d’inspiration islamique Ennahdha, principale force au Parlement, a dit n’être « pas ravi de cette arrestation ni de voir un parti ou un responsable de parti entravé« . « Nous tenons à l’indépendance de la magistrature et nous attendons des explications de la justice sur cette arrestation« , a ajouté Ghannouchi, cité par une radio locale.
Le ministre de la Justice Karim Jamoussi a ordonné à l’inspection générale de son ministère « d’enquêter sur les circonstances de l’émission de deux mandats de dépôt à l’encontre de Nabil et Ghazi Karoui et de s’assurer de la légalité des procédures empruntées« , a indiqué à l’AFP un responsable au sein de ce ministère, sous couvert d’anonymat.
Dans un communiqué, l’Association des juges tunisiens a appelé le procureur général de la Cour d’appel de Tunis à fournir « des explications à l’opinion publique sur les procédures de cette affaire et les derniers développements« . Elle a également exhorté le Conseil supérieur de la magistrature à « garantir le bon déroulement de la magistrature et son indépendance » durant cette période « très sensible« , conformément à ses prérogatives constitutionnelles.
La liste définitive des candidatures doit être annoncée le 31 août et comportera le nom du fondateur de la chaîne Nessma TV, a précisé l’ISIE.
« Même des candidatures de personnes condamnées peuvent être acceptées en Tunisie », sauf si les jugements sont assortis d’une interdiction spécifique, a précisé le président de l’ISIE, Nabil Baffoun, sur les ondes de la radio tunisienne.
De son côté, Youssef Chahed l’homme pointé du doigt n’est pas resté muet suite aux accusations. Dans une sortie médiatique, le politicien s’est longuement défendu sur les ondes de Mosaïque FM.
« Le timing de cette arrestation impacte, perturbe le climat politique, mais celui-ci ne fait que prouver l’indépendance de la justice. Le juge juge sur pièce. Il ne va pas se dire ‘ah bon, il se présente aux élections dans 3 semaines donc on reporte’. Le processus judiciaire a démontré qu’il était ainsi totalement indépendant du processus politique (…) le chef du gouvernement ne nomme pas les juges, ne peut pas les révoquer et ne peut pas les muter. Ces pratiques sont terminées. Le nouveau système judiciaire est totalement indépendant » a déclaré l’ex-chef du gouvernement tunisien. Et d’ajouter: « Le jour de l’arrestation (de Nabil Karoui ndlr), il y a eu des centaines de mandats d’arrêt. Pourquoi personne n’en a parlé de ces gens-là? Le vice-président de la municipalité de Béja a été par exemple arrêté, pourquoi personne n’en a parlé? Parce qu’il n’a pas de télévision ou de personnes pour le défendre? »
Pour conclure son plaidoyer, Youssef Chahed a préféré ironiser. « N’importe quelle personne qui est arrêtée dit que c’est à cause de Youssef Chahed. Il n’y a que Swaggman qui n’a pas dit que j’étais derrière son arrestation (…) Quelque soit ce qui se passe, c’est à cause de Youssef Chahed. C’est une guerre politique, et pas la vérité » a-t-il conclut.
Pourtant la vérité, tout le monde prétend l’avoir, dans un contexte très tendu en Tunisie. Le politologue Selim Kherrat nous confie que la Tunisie « n’est pas à l’abris d’une mauvaise surprise » lors de ces élections, surtout que « la démocratie y est fragile, car encore nouvelle« .
Des favoris malgré la confusion?
Si Youssef Chahed parle avec le ton d’un favori pour le siège de la présidence, les sondages (non publics) n’en disent pas autant. Selon la journaliste Frida Dahmani, l’ex-chef du gouvernement ne fait pas partie des trois grands favoris.
« Nabil Karoui est toujours en tête des sondages. Derrière lui on retrouve Kaïs Saïed, un professeur universitaire qui se dit indépendant, et Abdelkrim Zbidi qui a le soutien de beaucoup de personnes influentes du système, alors qu’on ne sait pas qui soutient réellement Saïed sachant qu’il jouit d’une belle popularité auprès des jeunes, parce qu’il garde avec eux un contact régulier » estime notre consoeur. Ces noms sont d’ailleurs ceux qui reviennent le plus (dans un ordre différent) lorsque le sujet des favoris est évoqué.
Mathieu Galtier, journaliste français indépendant spécialiste de la Tunisie ajoute néanmoins quelques noms à la liste. « Abdelfattah Mourou, l’un des fondateur d’Ennahdha, le parti conservateur, se présente également. Ce parti a une assise électorale stable qui peut emmener l’homme au deuxième tour avec peut être Karoui, Chahed ou Zbidi » nous confie le spécialiste français qui précise que « c’est assez confus parce qu’il y a beaucoup de candidats qui sont issus de la même famille politique« .
De son côté, Frida Dahmani, estime que la situation sera plus claire uniquement au deuxième tour des présidentielles. « Les ralliements et coalitions peuvent faire changer les choses car c’est beaucoup plus flou qu’en 2014 » estime la journaliste de Jeune Afrique. En 2014, lorsque Béji Caïd Essebsi était au coude à coude avec Moncef Marzouki, notre interlocutrice souligne que « leurs idées et principes avaient le mérite d’être claires« , contrairement à la situation actuelle. « Les législatives arrivent (le 6 octobre ndlr) et ce sera un vrai marchandage entre les partis. Il n y aura certainement pas de parti majoritaire » martèle-t-elle.
Les médias pour dégager le flou
Sur les réseaux sociaux, les Tunisiens ne semblent pas emballés par la tournure que prennent les présidentielles, avant le début officiel des campagnes électorales (2 au 14 septembre ndlr). « On a l’impression qu’il y a une attention spéciale accordées aux présidentielles car on a toujours cette idée que le ‘Raïss’ a tout en main alors que ce n’est plus le cas depuis la nouvelle constitution » nous précise Frida Dahmani. Elle ajoute que « ce qui se passe actuellement ne donne pas envie d’aller voter. Sur les réseaux sociaux (RS), ça chauffe, si ce n’était pas virtuel, il y aurait eu mort d’homme. Depuis 2011, Facebook donne des fausses impressions. Les gens qui n’ont pas d’influence croient le contraire et ça part dans tous les sens. Mais toujours est-il que les RS joueront un rôle plus important que les médias dans cette course « .
En effet, les médias perdent de plus en plus de crédibilité en Tunisie à en croire nos interlocuteurs. Néanmoins, ils diffuseront les débats télévisés entre candidats. L’AFP rapporte que pour cette première dans l’histoire du pays, les débats seront organisés par la chaîne de télévision nationale Wataniya, la haute autorité de l’audiovisuel (Haica), et la commission électorale tunisienne (Isie), avec l’appui d’une ONG, Munathara,initiative de débat panarabe. Selon le PDG de la chaîne tunisienne, avec ces débats, les organisateurs essayent de « permettre aux électeurs de se faire par eux-mêmes une idée plus précise de chaque candidat« .
Quoi qu’il arrive, l’avenir des Tunisiens se jouera lors des prochains mois. À quelques jours du premier tour, toutes les pistes sont encore brouillées. Entre tensions, arrestations et guerre médiatiques, certains candidats arrivent tout de même à tirer leur épingle du jeu et porteront les espoirs du peuple tunisien comme ceux de Selim Kherrat qui espère » juste avoir des élus qui ne feront pas reculer le pays« .