Comment le mythe de l’Eurabia s’est-il banalisé ?

Une théorie semble s'implanter durablement dans les politiques d’extrême droite occidentales : le mythe de l’Eurabia. Selon ce dernier, les élites occidentales auraient un pacte secret avec le monde Arabe. Voici comment cette théorie s'est infiltrée dans le corps politique contemporain.

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Affiche du parti politique extrémiste allemand (AfD) “Stop à l'islamisation, votez AfD!” le 18 septembre 2017 à Berlin, Allemagne Crédit: Sean Gallup/Getty Images

Les années 1970 ont été marquées par deux grands événements économiques en Occident. En 1973 et 1979, les chocs pétroliers secouent le monde entier suite à l’embargo de l’organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). En l’espace de six mois, le prix du baril est quadruplé et fait vaciller une économie mondiale de plus en plus dépendante de l’or noir, principalement détenu par les pays arabes.

Et c’est ce traumatisme, à la base économique, qui a permis le développement du mythe de l’Eurabia. Un mythe auquel le Guardian a consacré un article publié le 16 août et dans lequel le média britannique  se penche sur la banalisation de ce courant de pensée.  Né de la contraction des mots Europe et Arabia, il est théorisé par l’écrivaine égyptienne de confession juive, Bat Ye’or. Elle se base sur le fait que les élites occidentales, pour éviter de nouveaux incidents comme celui-ci, “ont planifié avec les pays arabes, une structure qu’ils ont appelée le dialogue euro-arabe, qui leur permettait de mener une politique d’association à tous les niveaux avec le Monde arabe”.

Fondement d’un mythe

Ce courant de pensée fait écho la thèse du “Grand remplacement”. Egalement développée dans les années 1970 à travers le livre Le Camp des Saints de Jean Raspail, elle a été popularisée par l’auteur Renaud Camus. Un des points essentiels de cette théorie réside dans la perte de confiance dans les instances dites traditionnelles de la société.

Comme l’explique le journaliste et spécialiste du monde arabe Slimane Zeghidour sur le plateau de TV5 Monde:  “Pour ces gens, nous assistons en occident à un rapetissement subreptice de la population blanche que l’on encourage socialement à disparaître à travers le métissage. […] Cette colonisation est à leurs yeux perçue comme le plus grand génocide de l’histoire. Tout cela est effectué avec la complicité du leadership européen et américain“.

 

Des affiches contre la venue de migrants ont été installées dans la ville. AFP/Pascal Guyot

Une pensée réservée 

Ces théories ouvertement islamophobes ont été renforcées sur Internet au début des années 2000 par une blogosphère méconnue du grand public, et catalysée par les attentats du 11 septembre 2001. L’un des premiers blogs soutenant la théorie Eurabienne a été “Little Green Footballs”, tenu par le designer web américain Charles Johnson. Ce dernier “soutenait bruyamment et avec ferveur l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis”, rappelle The Guardian.

D’autres blogs lui ont emboité le pas, comme “Gates of Vienna”, créé par l’Américain Edward May. Une plateforme ouvertement antimusulmane et contre l’immigration. Le blog “tire son nom du siège de Vienne en 1683, quand une armée turque ottomane fut défaite par une armée dirigée par les Polonais”, précise le Guardian.

C’est d’ailleurs cette mouvance, principalement adoptée par des niches politiques d’extrême droite se radicalisant sur le web, qui a inspiré Anders Breivik, le terroriste responsable des attentats d’Oslo en 2011. Le Guardian rappelle qu’après la tuerie, un grand nombre de réactions ont été directement dirigées vers la communauté musulmane avant même que l’identité du meurtrier ne soit établie. Lors de son procès , Breivik avait cité à de nombreuses reprises le blogueur antimusulman Fjordman, qui est l’un des contributeurs de “Little Green Footballs”.

Mais cette idéologie propagée par une minorité d’internautes s’est révélée de plus en plus influente dans les milieux politiques et médiatiques dits classiques. L’ère d’Internet et de la communication de masse aidant, le Guardian explique que “le monde restreint mais étrangement réconfortant des blogs prônant le ‘contre-djihad’ a transformé la politique en un gigantesque jeu en ligne. Tout le monde pouvait jouer et tout le monde pouvait y trouver son enfant intérieur”.

La banalisation

C’est dans cette période post-11 septembre que cette mouvance conspirationniste et radicale s’est fortement développée, en opposition aux “MSM”, ou mainstream médias (médias classiques, NDLR), et leur “prétendue neutralité”, nous apprend encore The Guardian.

C’est la toile qui a permis aux grands prêcheurs de la théorie Eurabienne de se faire une place dans les médias plus conventionnels. Internet leur a ainsi permis de manipuler des faits démographiques et des mouvements migratoires pour renforcer l’idée d’un grand remplacement.

Comme le rappelle le Guardian, “le recul démographique auquel l’Europe est confrontée est réel et indéniable et il était évident au début de ce siècle également. Il en va de même des taux de natalité beaucoup plus élevés en Afrique subsaharienne et en Asie du sud”. Des faits démographiques utilisés médiatiquement et qui dans l’inconscient collectif occidental deviennent propices à penser que l’Islam occupe une place prépondérante dans le monde.

Cette idée du grand remplacement ethnique popularisée par Renaud Camus s’est également infiltrée dans les plus hautes sphères de la politique américaine, notamment par le biais de Steve Bannon, ancien conseiller de Donad Trump, et adorateur du livre Le Camp des Saints qu’il cite régulièrement. En octobre 2015, il lançait : “En Europe de l’Est et dans l’Europe occidentale, c’est une invasion qui s’apparente à celle présentée dans Le Camp des Saints”.

Autre exemple de l’arrivée des penseurs ultraconservateurs dans les médias classiques, une tribune du Daily Telegraph signée par le polémiste canadien Mark Steyn, qui y déclarait en 2005 : “à l’ère de la démocratie, vous ne pouvez pas résister à la démographie, excepté par la guerre civile. Les Yougoslaves ont compris cela. Au cours des 30 années précédant la crise, les Serbes de Bosnie avaient diminué de 43% à 31% de la population, tandis que les musulmans de Bosnie étaient passés de 26% à 44%”.

Ces incursions dans des médias classiques ont participé, selon le Guardian, à l’établissement de forces politiques locales. “Les inquiétudes suscitées par le terrorisme ont été absorbées par des inquiétudes beaucoup plus vastes au sujet de la démographie et du statut dans l’ordre ancien”, explique l’article.

L’heure des passages à l’acte

A l’ère d’Internet, l’explosion des flux d’informations a permis à une multitude de personnes de rentrer en contact avec des groupes d’influence ou d’être influencée par des courants de pensée auparavant inaccessibles.

Le média britannique mentionne les travaux de l’anthropologue Scott Atran qui ont démontré les mécanismes de radicalisation des terroristes islamistes présentaient des similitudes avec les penseurs anti-islam les plus radicaux:  “la combinaison de fierté écornée et le plaisir d’appartenir à un mouvement à la signification à la fois mondiale, apocalyptique et une présence  dans un groupe d’amitié sont extrêmement importants dans le recrutement de djihadistes. La même dynamique opère parmi leurs ennemis: Breivik était remarquable en ce qu’il était tellement persuadé de ce qu’il savait qu’il pouvait se radicaliser sans l’aide d’aucun ami dans la vie réelle, seulement de ceux qu’il imaginait sur Internet”, explique l’article.

Récemment, différents événements tragiques ont pu confirmer cette thèse avec l’attaque terroriste islamophobe en Nouvelle-Zélande dans la ville de Christchurch. L’attaque terroriste était relayée via un live sur Facebook. Un “manifeste” expliquant les motivations de l’attaque avait été publié sur un compte Twitter portant le même nom et la même image de profil que la page Facebook en question. Intitulé “Le Grand remplacement”, ce document de 73 pages déclare que le tireur voulait s’en prendre à des musulmans, suivant la théorie développée par Renaud Camus qui prédit une disparition des communautés européennes au profit des immigrés.

En Australie également, le débat se politise depuis plusieurs années. L’ancien Premier ministre Tony Abbot avait fait scandale en 2017 en faisant remarquer que “l’islamophobie n’avait tué personne”.

Plus récemment au mois d’août, la tuerie texane d’El Paso s’inscrit dans cette lignée. Le tueur, Patrick Crusius, un loup solitaire de 21 ans, s’était alors rendu dans un lycée abattant froidement 20 personnes. Dans un texte titré “La vérité qui dérange” retrouvé chez le meurtrier, le jeune Texan expliquait son attaque : “C’est une réponse à l’invasion hispanique du Texas. Je me fiche de ce que les démocrates disent, ainsi que les faux médias. Il y a une invasion dans mon pays. Je défends simplement mon pays d’un remplacement culturel des Européen-Américains”.