Guerre médiatique pour un marché juteux. Attendue depuis le 22 août, l’annonce du nouveau prestataire de l’Administration des douanes et impôts indirects (ADII) pour le marquage fiscal des produits soumis à la taxe intérieure de consommation (TIC) se fait toujours attendre. Pour rappel, le marquage fiscal permet de contrôler la production et l’importation des produits comme le tabac et les boissons alcoolisées et non alcoolisées.
“Nous sommes en train d’approfondir avec les opérateurs soumissionnaires la compréhension de leurs offres respectives, ce qui signifie que cela prendra un peu plus de temps que prévu”, nous explique Nabil Lakhdar , directeur général de l’ADII.
Alors que quatre entreprises ont candidaté pour s’adjuger le marché, trois ont finalement été retenues par l’ADII qui n’a toujours pas fixé de date pour faire connaitre sa décision finale. En plus de l’entreprise indienne Madras, deux autres géants sont dans la course pour décrocher ce marché. D’un côté, l’entreprise suisse SICPA , qui collabore depuis dix ans avec l’ADII dans le domaine du marquage fiscal. De l’autre, le Britannique De La Rue, nouvel entrant sur le marché. Entre les deux ogres, une véritable guerre médiatique a eu lieu en vue de décrocher un marché pesant plusieurs dizaines de millions de dirhams. Retour sur un choc des titans.
De La Rue avance ses pions
C’est en juin dernier que l’ADII a lancé un appel d’offres pour sélectionner le prochain prestataire qui se verra chargé du système du marquage fiscal. A travers cet appel d’offres, l’Administration souhaitait non seulement que son prestataire mène les activités habituelles d’étiquetage fiscal, mais également que l’entreprise adjudicataire soit capable de transférer son savoir-faire au niveau local.
C’est ce à quoi s’engage l’entreprise britannique De La Rue à travers son Business Development Director, Andrew Clint, dans un entretien publié dans l’édition du 9 août du quotidien L’Economiste. Le responsable promet que son entreprise, en cas d’obtention du marché, investirait plus de 100 millions de dirhams au Maroc et assurerait le transfert technologique d’impression et de fabrication de timbres fiscaux au Maroc. Autre carte dans la main de De La Rue, un accord scellé avec Cyberforce, entreprise marocaine spécialisée dans la sécurité informatique.
Dans cet entretien accordé à L’Economiste, Andrew Clint se permet également de tacler la concurrence en faisant clairement référence aux prix jusqu’alors pratiqués par son concurrent suisse SICPA. “Les 0,35 DH payés aujourd’hui pour les timbres fiscaux sont parmi les plus chers au monde et nous soutenons l’initiative de l’ADII de réduire considérablement ce prix”, affirme ainsi Andrew Clint.
Mieux encore, l’entreprise britannique propose même de “faire baisser les prix en dessous de l’objectif de 0,25 DH” fixé par l’ADII. L’entreprise anglaise, qui imprimait la monnaie nationale dans les années 1970, présente une offre qui se veut imbattable, puisque 50% moins chère que ses concurrents.
Le Maroc, une porte d’entrée vers l’Afrique ?
Ce que le représentant de De La Rue n’évoque pas dans cet entretien, c’est la situation financière de son entreprise qui est régulièrement pointée par ses concurrents. “La situation institutionnelle de De La Rue est alarmante, et aujourd’hui ils donnent l’impression qu’ils veulent gagner l’appel d’offres au Maroc avec des prix défiant toute concurrence pour redonner confiance à leurs investisseurs”, nous déclare une source chez l’un des concurrents de l’entreprise anglaise.
En mai dernier, Martin Sutherland, PDG de De La Rue, a été remercié pour cause de mauvais résultats alors que l’entreprise avait perdu le marché du passeport anglais post-Brexit. De La Rue a aussi subi “une baisse de 77% de ses bénéfices avant impôts et affirme qu’une concurrence sévère contribuerait à des bénéfices ‘légèrement inférieurs’ l’année prochaine”, rapporte The Guardian.
Et c’est justement pour rassurer ses actionnaires et investisseurs que l’entreprise lorgnerait le marché marocain, considéré comme une porte d’entrée vers l’Afrique. “Le marché africain est un marché qui fait rêver les opérateurs. Aujourd’hui c’est un marché très compliqué, mais le marquage fiscal des spiritueux et des cigarettes est stratégique en Afrique, parce qu’il y a un marché noir monstrueux dans ce domaine-là”, analyse un connaisseur du secteur.
Contre-attaque suisse
Entre temps, SICPA affute ses armes. Au mois de février, soit quatre mois avant le lancement de l’appel d’offres de l’ADII, l’entreprise suisse s’est assuré les services de l’ancien ministre français de l’Industrie, Éric Besson, pour prendre les rênes de SICPA Maroc. Dans le Royaume, l’entreprise est représentée par deux structures qui témoignent de ses ambitions sur le continent : SICPAGSS Morocco, établie à Casablanca, en charge de l’opérabilité des contrats au Maroc, et SICPA SHM, chargée de la supervision, la prestation de service et la coordination des activités du groupe SICPA en Afrique de l’Ouest.
Vient alors le lundi 19 août. C’est le jour choisi par l’ADII pour l’ouverture des plis financiers de son appel d’offres. Selon L’Economiste, celui-ci avait donné “un net avantage à l’offre de De La Rue qui était la moins disante” sans pour autant exclure les deux entreprises concurrentes de la course. Toutefois le quotidien note qu’un “vent de panique gagne le camp de SICPA”. Le groupe suisse aurait selon le quotidien eu recours à des “influenceurs locaux” qui “lancent de graves accusations de dumping contre De La Rue”.
Une référence claire à un article publié par LeDesk.ma, qui affirme que la stratégie déployée par l’entreprise britannique “confine au dumping”. Le média estime même, dans un autre article, que l’offre présentée par De La Rue est anormalement “basse”, et reproche au quotidien L’Economiste d’avoir publié un entretien à “sens unique” et “constellé de contre-vérités”.
Un marché juteux
Mais pourquoi donc ce marché suscite-t-il une telle lutte entre les deux entreprises ? Pour comprendre leurs motivations, il faut revenir en 2010, lorsque le marquage fiscal est introduit pour la première fois par la loi de finances. Pour mettre en place ce dispositif, l’administration des douanes lance un appel d’offres qui sera remporté par SICPA, entreprise spécialisée en solutions de sécurité.
Dès son entrée en vigueur, le système de marquage fiscal de SICPA provoque une levée de boucliers chez les entreprises concernées. En effet, ce sont les producteurs et importateurs des tabacs et boissons alcoolisés et non alcoolisées qui doivent s’acquitter du coût de ce marquage fiscal. Un coût jugé excessif par ces derniers : SICPA facture 0,50 dirham le paquet de cigarettes, 0,20 dirham les bières, 1,60 dirham les bouteilles de vin et 2,40 dirhams les spiritueux. Pour les boissons non alcoolisées, ce coût est d’un centime pour la bouteille d’eau et de 3 centimes les sodas. En 2010, Brasseries du Maroc saisira même la Cour de cassation pour faire annuler ce contrat, sans succès. SICPAGSS réalise dès 2011 un résultat net de 11 millions de dirhams. Résultat qui va grimper à 17 millions de dirhams l’année suivante.
Le contrat de cinq ans renouvelables une fois arrive à échéance en 2015. L’ADII décide de le renouveler, à condition que SICPA baisse les tarifs appliqués. Les charges du marquage fiscal baissent de 30% pour le tabac à 0,35 dirham le paquet. Pour les boissons alcoolisées et non alcoolisées, ils diminuent de 20% : 0,16 dirham les bières, 1,30 dirham les bouteilles de vin et 2 dirhams les spiritueux, 0,8 centime pour la bouteille d’eau et de 2,4 centimes pour les sodas.
Avec un marché aussi juteux en jeu, la guerre s’arrêtera-t-elle avec l’annonce du gagnant de l’appel d’offres ? Contactés par TelQuel, les représentations de De La Rue et SICPA au Maroc n’ont pu être jointes pour communiquer de manière officielle sur le sujet.