Il est 8h30 du matin et le soleil commence sa course au-dessus du stade de Hay Hassani à Casablanca. “Avant, on s’entraînait sur de la terre battue ici”, se souvient Alain Aka, un quarantenaire ivoirien. Sa chemise en wax ne passe pas inaperçue sur le terrain, qui est aujourd’hui en synthétique. À la tête de plusieurs associations dont l’Association des ressortissants ivoiriens de Casablanca (ARIC), Alain salue la trentaine de joueurs rassemblée autour des bancs. “Il y a beaucoup de jeunes qui traînent ici. Ils veulent vraiment jouer mais n’ont pas les moyens ou les relations. Donc ils perdent leur temps et surtout, leur talent”, explique-t-il.
Aujourd’hui, une équipe composée uniquement d’Ivoiriens affronte une autre équipe mixte dans un match amical. Jaunes et oranges enfilent leurs maillots, quelques minutes avant le coup d’envoi. Une manière pour eux de s’entraîner en attendant le début de la saison. La plupart viennent de la banlieue d’Abidjan et tous espèrent intégrer un club et avoir l’opportunité de disputer des matchs dans le championnat marocain.
Alors ils partent de chez eux, avec leurs seules économies. Les familles misent sur leur talent physique et les envoient réussir dans le Royaume, où le football est roi, avec un budget annuel de 700 millions de dirhams pour la Fédération royale marocaine de football (FRMF). Mais récemment, rares sont ceux qui atteignent la Botola. Depuis 4 ans, les règles ont changé. Il faut à présent au moins dix sélections dans sa propre équipe nationale pour avoir l’autorisation d’intégrer un club du premier championnat au Maroc.
Une vaine poursuite du succès ?
“Ce n’est pas parfait ici, mais que faire ?”, confie Jules Goyabi. Le jeune sénégalais jouait en première division dans son pays, mais a décidé de le quitter en juin dernier pour tenter sa chance à Casablanca. À une semaine de la reprise de la saison, il n’a pas trouvé de club, mais espère déjà faire carrière ici. “C’est toujours mieux qu’au Sénégal. J’ai déjà tenu des coupes là-bas, donc je sais que je peux réussir au Maroc”, dit-il, convaincu. À seulement 18 ans, Jules s’entraîne deux fois par jour et dort à Hay Hassani, chez son frère.
Tous ne sont pas aussi optimistes que lui, et tous ne sont pas arrivés par la même porte. Siata Coulibaly a débarqué à Casablanca il y a quatre ans. “J’ai été contacté par un agent après avoir joué en première division à Abidjan.” Ce dernier lui a proposé un juteux contrat avec un club qu’il ne veut plus nommer. “Mais quand je suis arrivé, les papiers n’avaient plus rien à voir, le contrat était beaucoup moins intéressant, donc j’ai annulé”, explique-t-il, toujours dépité, des années après.
Comme beaucoup de ses amis, Siata survit grâce aux petits jobs et gagne une misère. Impossible pour lui d’économiser pour envoyer de l’argent à sa famille en Côte d’Ivoire. Alors, il envisage de partir vers l’Europe, même si le voyage est dangereux. “Beaucoup l’ont déjà fait, ils ont tenté d’aller vers la France, l’Espagne ou l’Allemagne… où il y a plus de chances de réussir dans le foot”, explique le jeune homme.
Certains essayent aussi de quitter le Royaume, sans forcément partir vers l’Europe. Sur le banc, Yannick, blessé au genou, ne joue pas aujourd’hui. L’Ivoirien a fait une saison en Arabie Saoudite puis deux en Libye. Il avait d’abord tenté sa chance au Maroc il y a cinq ans, mais sans succès. “Je suis parti de Tripoli avant le début de la nouvelle guerre civile, je n’étais plus en sécurité là-bas”, explique-t-il. Alors Yannick est revenu.
Le jeune homme cherche à s’intégrer, mais ne joue qu’en amateur. Après quelques minutes de discussions, il avoue qu’il est “presque impossible de se faire une place dans le championnat marocain. Je peux aller dans plein d’autres pays et jouer en compétition comme en Turquie où j’ai des amis. Mais ici, c’est beaucoup trop dur.” En attendant de trouver une opportunité pour repartir, Yannick travaille dans une station de taxis, “pour payer le loyer et un peu de nourriture”.
Arnaques à répétition
Si des joueurs se retrouvent au Maroc, c’est parfois qu’ils y ont été emmené. Un agent malhonnête a convaincu Stéphane de quitter sa terre, en lui faisant miroiter la première division à Beni Mellal. “Il est parti en courant, sans prévenir. C’était un arnaqueur”, explique Stéphane, toujours autant dépité deux ans après avoir posé le pied pour la première fois sur le sol marocain. Après sa mésaventure, il tente de trouver un club avec un autre agent, plus honnête cette fois, mais est “mal placé” à plusieurs reprises et ne dépasse pas ses périodes d’essai. Alors, il commence et enchaîne les petits jobs, jusqu’à finalement intégrer un club de fitness sur la corniche de Casablanca. “Je ne gagne pas grand chose, mais c’est juste assez pour survivre et m’acheter des habits de temps en temps”, explique-t-il.
A Abidjan, ils te promettent un avenir au Maroc que tu ne peux pas imaginer dans notre pays, un avenir meilleur. Ils t’amènent à l’hôtel puis deux jours puis, ils s’en vont.
Tous les joueurs racontent la même histoire de l’agent frauduleux avec lassitude. Abdoul, qui s’étire pour rentrer en deuxième mi-temps, sous le soleil brûlant de midi à Hay Hassani, a lui aussi été victime d’une arnaque. “A Abidjan, ils te promettent un avenir au Maroc que tu ne peux pas imaginer dans notre pays, un avenir meilleur. Ils t’amènent à l’hôtel puis deux jours après, ils s’en vont.” Le grand ivoirien a quand même joué pendant un an à Khémisset, comme milieu de terrain, avant de se retrouver comme ses amis, en amateur.
L’arbitre, qu’on remarque grâce à son survêtement rouge Adidas, siffle un second but pour l’équipe mixte. Sur le banc, Stéphane est songeur. “J’ai enterré mes rêves au Maroc. Cette année, je rentre en Côte d’Ivoire. Au moins là-bas, quand je joue, il y a une chance que je sois vu et remarqué par un agent.” Une chance infime, mais être vu et pouvoir intégrer les compétitions, c’est ce qu’il y a de plus important pour les Ivoiriens présents à Hay Hassani ce jour-là. “Ici, personne ne peut ou ne veut te voir. On ne s’intéresse pas à toi, on ne joue pas assez haut pour être visible”, déplore-t-il. Selon lui, la majorité de ses camarades jouaient en première ou en deuxième division dans leurs pays, mais ici, ils sont relégués au rang d’amateurs.
La compétition ne doit jamais s’arrêter
Pour certains, l’expérience au Maroc a été fructueuse. Iba revient en sueur après la première mi-temps. L’Ivoirien joue en deuxième division à Agadir depuis deux ans, après deux autres années de recherche et de changements de clubs. Avec 5000 dirhams par mois, il affirme être heureux avec ses coéquipiers et sa vie dans le Royaume, mais déplore le manque d’insertion de ses amis, avec qui il joue régulièrement. “Un joueur, il doit sans arrêt être en compétition. Trop de frères ne jouent pas. Si tu ne peux pas jouer, rentre chez toi”, déclare-t-il.
Sur le bord du terrain, un jeune ivoirien observe attentivement le match. Il est juste derrière les cages des jaunes et garde ses yeux sur le ballon. Arrivé il y a quatre mois, Ibrahim n’a que 18 ans, mais déjà un palmarès impressionnant. Embarqué avec les juniors du Raja de 2010 à 2013, il est ensuite parti vers le championnat malien et l’a remporté avec son équipe. Cette année, il est de retour au Maroc et attend ses essais avec plusieurs clubs amateurs. “Tu peux être bon et les clubs ne te veulent pas. Certains ne veulent pas d’étranger, c’est comme ça”, explique-t-il.
Trouver un club où on te respecte ici, c’est difficile.
Même s’il espère pouvoir envoyer de l’argent à sa famille, Ibrahim est réaliste. “Beaucoup de clubs ne payent pas à temps les joueurs, voir pas du tout… Trouver un club où on te respecte ici, c’est difficile”, reprend-il avant un penalty. Mais le salaire est loin d’être la priorité pour le joueur ivoirien. “Je veux juste jouer, il me faut assez d’argent pour me nourrir et dormir et c’est tout.” Son colocataire, Abdoul, est récemment monté en deuxième division avec le Tihad Athlétic Sport de Casablanca (TAS). Ce dernier affirme qu’ici, “chacun à sa chance”. Mais ce jour-là à Hay Hassani, il est le seul à être aussi haut dans le championnat.
Pourtant, de nombreux subsahariens se sont déjà fait de belles places en Botola, avant la nouvelle loi. Noureddine Moussadaq est un agent qui travaille régulièrement avec les clubs du championnats. Il voyage en Afrique pour repérer les meilleurs joueurs. Philippe Souanga, Matias Kesse, Guiza Sewe, Koffi Boua ou encore Cédric Kodjo… Nombreux sont les talents ivoiriens qui sont passés par son bureau. Pour le manager, il faut changer la loi. “De bons joueurs n’ont plus leur place en Botola à cause de cette histoire des dix sélections, même les Européens ne peuvent pas venir jouer”, relève-t-il.
“Il faut trouver un club rapidement, sinon c’est fini”, explique Alain Aka à la fin du match, entre deux poignées de main. Cet ancien joueur de la RSB à Berkane est resté au Maroc, où il vit depuis 17 ans. Depuis quelques années, il conseille à ses prochesr et à ses connaissances en Côte d’Ivoire de ne surtout pas venir pour le foot. “C’est un terrain miné ici”, reprend-il, en évoquant des dizaines de “faux managers qui abandonnent les jeunes”. Derrière ses lunettes carrées et son kit main libre, Alain regrette ses années en tant que joueur. “Le Maroc est de plus en plus compliqué pour les Ivoiriens, alors qu’ici, c’est notre deuxième pays.”