Ce qu’on essaye de faire comprendre, c’est qu’on ne va pas venir si on ne peut pas filmer les enfants.” Face caméra, deux vlogueurs français connus sous le nom de Mava Chou et Adrien Chou, expliquent avoir abandonné les dons destinés à un orphelinat au Maroc. La raison : la structure aurait refusé que le couple viennent filmer les enfants. “Les gens veulent voir le visage des enfants, l’expression, l’émotion… Ca va gâcher toute la vidéo si on ne peut pas montrer le visage.” La vidéo a en réalité été diffusée par le couple il y a quelques mois, mais la polémique se lance le 23 juillet dernier quand un compte anonyme la publie sur Twitter afin de dénoncer le phénomène du “white savior”, ou “sauveur blanc”.
Ces deux connards là.
Le contexte : ils ont fait un appel aux dons pour leur asso « un petit sourire », ils ont acheté des trucs (sans demander les besoins), puis ont contacté des orphelinats marocains, qui ont refusé que les mômes soient filmés, leur réaction : pic.twitter.com/sx5s3MQIFB— Aur0rax (@Aur0rax) July 23, 2019
Un concept qui s’est popularisé ces dernières années, et qui est d’autant plus visible avec le développement des réseaux sociaux. Le “sauveur blanc”, c’est cet humanitaire désireux de parcourir le monde afin d’aider les populations des pays les moins développés, et ce sans qualifications particulières. C’est aussi ce touriste qui n’hésite pas à prendre des photographies d’enfants dans les pays en voie de développement, sans autorisations préalables des intéressés ou de leurs parents. Le tout en mettant en avant leurs exploits sur les réseaux sociaux, s’affichant ainsi comme des héros bienfaiteurs.
Certaines structures ont fait de ce complexe du “sauveur blanc” leur gagne-pain en se spécialisant dans ce que l’on appelle désormais le “volontourisme” ou tourisme humanitaire. Le concept : débourser une forte somme d’argent pour participer à des missions humanitaires dans des pays en voie de développement, sans pour autant avoir de compétences préalables.
L’ignorance des sociétés locales
“Chez certaines personnes, rien n’a changé depuis la colonisation”, explique Corinne Cauvin Verner, ethnologue spécialisée dans l’écotourisme et le tourisme culturel et auteure de la thèse Au désert, une anthropologie du tourisme dans le Sud marocain. “C’est-à-dire qu’ils se considèrent toujours plus éduqués, plus compétents, toujours en charge de transmettre quelque chose, avec un dénigrement des savoirs locaux. Ce qui caractérise ce phénomène est surtout l’ignorance des sociétés locales. A partir de là, cela donne lieu à toutes les dérives possibles. “
Un secteur lucratif en pleine expansion, mais dont les conséquences néfastes sont dénoncées par les acteurs associatifs. Dans un article publié sur leur site internet, Service volontaire international (SVI) met en garde contre les dangers de ce tourisme particulier : “Elles transforment ainsi les pays pauvres en un immense parc d’attractions où illusions et bons sentiments riment avec profits. Le tourisme humanitaire n’est qu’une nouvelle forme de racisme où les volontouristes revêtent le costume du ‘sauveur occidental’ pour aller sauver ‘les pauvres petits africains’ qu’on peut aider même sans qualification. Elles reprennent avec succès le concept ‘humanitaire’ pour le transformer en une marchandise lucrative.”
L’une des pionnières en la matière n’est autre que Projects Abroad, une entreprise internationale privée, mais dont le créneau peut s’apparenter à celui d’une Organisation non gouvernementale (ONG). Sur leur site internet, la communication est bien rodée et le complexe du “sauveur blanc” prend alors tout son sens. Sur la grande majorité des photographies affichées par l’organisme : un occidental, bien souvent tout sourire et “aidant” la population locale.
Pas ou peu de qualifications requises
Pour une mission ou un stage dans l’un des 25 pays d’action de Projects Abroad, le volontaire devra débourser au minimum 1430 euros, soit plus de 15.000 dirhams pour quatre semaines de séjour, hors billets d’avion et éventuels frais de visa. Un business lucratif, dont les domaines proposés aux bénévoles sont multiples : enseignement, santé et médecine, en passant par les droits de l’Homme. Et malgré le caractère parfois pointu des missions, Projects Abroad n’exige parfois qu’une année d’études dans le domaine concerné, comme pour les missions en tant que sage-femme par exemple.
Le Maroc fait officiellement partie de la liste des 25 pays d’action de l’organisme, mais Projects Abroad a revu récemment son offre de missions. Faute d’un nombre suffisant de demandes, “nous avons suspendu nos activités à l’année”, explique une source autorisée au sein de l’organisme. L’ancien catalogue, toujours affiché sur leur site, était pourtant bien garni : aide à l’enfance dans des centres d’accueil pour personnes en situation de handicap, enseignement du français, missions de sage-femme au sein d’une maternité, ergothérapie, encadrement d’enfants issus de milieux défavorisés… “On propose toujours des missions ponctuelles, pour les groupes de cinq personnes minimum et seulement dans le domaine de l’aide à l’enfance”, explique cette même source.
L’exotisme de la misère
Spécialiste de ce qu’elle appelle de son côté le “voyage solidaire”, l’organisation se défend des critiques dont elle fait régulièrement l’objet : “On se bat depuis longtemps contre le terme volontourisme. Nous on souhaite que les gens qui ne sont pas particulièrement qualifiés puissent apporter une pierre à l’édifice, mais nous faisons aussi du volontariat pour les professionnels.” Et l’organisme assure que les bénévoles non qualifiés sont limités dans les actions dans des missions qui demandent des fortes compétences, comme la médecine. “Si vous n’êtes pas diplômé, vous ne ferez pas d’actes médicaux. Car notre objectif premier, c’est que nos projets soient bénéfiques aux populations locales.”
Pour l’ethnologue Corinne Cauvin Verner, le volontourisme est un “produit purement marketing”, nourrit pas une société occidentale en perte de sens. “Ces personnes ont donc besoin d’en recréer un grâce à leurs actions. Mais ce type de tourisme bouleverse les économies locales. C’est l’exotisme de la misère, aller voir plus pauvre que soi…”