TelQuel : Dans un entretien accordé au Figaro en 2001, le roi Mohammed VI déclarait : “Nous voulons affiner l’espace démocratique le plus complet. Nous voulons aussi que cette démocratie soit celle du mieux-être.” Comment évaluez-vous l’évolution de l’espace démocratique durant ces vingt dernières années ?
Najib Ba Mohamed : Je crois personnellement que l’évolution est positive. Modernistes et libéraux sont en droit d’exiger un peu plus, mais je crois qu’il faut prendre en considération la réalité politique aussi bien endogène qu’exogène. A l’orée du nouveau siècle, l’ordre mondial et régional était à redéfinir. Il faut remonter au discours d’intronisation prononcé le 30 juillet 1999 et la communication du pouvoir à cette époque pour se faire une idée des problématiques de l’époque.
L’une des problématiques était alors la centralité de la monarchie dans le cadre d’un système déterminé par la succession. Une autre était la redistribution des pouvoirs. Cette seconde problématique s’est particulièrement manifestée lorsqu’un appel à une révision de la Constitution pour l’instauration quasi immédiate d’une monarchie parlementaire a été lancé.
La réponse ne s’est pas fait attendre : la modernisation de la monarchie à travers une entreprise collective dans le cadre d’un processus de transition démocratique serein et stable. Le nouveau roi devait recréer la monarchie. Le 12 octobre 1999, le monarque présente son nouveau concept d’autorité qui anticipe une monarchie démocratique et exécutive qui se veut également être une monarchie de proximité et citoyenne.
Le premier constat que l’on peut tirer est que le pacte ayant abouti à l’alternance consensuelle a été reconduit ce qui a permis au jeune monarque d’accompagner un processus qu’il a refusé d’interrompre. Il a gouverné avec des gouvernements démocratiques ou technocratiques, combinant les deux à la fois autour d’une vision. Il existe également une perspective de réforme de l’Etat et des territoires qui a été associée à une stratégie de développement de l’unité nationale fondée sur l’intégrité territoriale, le pluralisme et la solidarité.
Mais l’année 2002 marque la fin de l’alternance consensuelle qui devait elle-même aboutir à l’alternance démocratique. Abderrahmane Youssoufi avait alors parlé d’entorse à la “méthodologie démocratique” lorsque la nomination de Driss Jettou au poste de Premier ministre avait été annoncée…
Le monarque a dès le départ été prudent. Lorsque j’utilise ce terme, je parle de prudence constitutionnelle, c’est-à-dire la gestion de la Constitution dans le cadre d’un nouveau contexte. Un courant était en faveur d’une nouvelle Constitution. Le roi, lui, a préféré renouveler le pacte entre le trône et le peuple jetant ainsi les nouveaux fondements d’une monarchie populaire. En reconduisant ce pacte, le monarque a veillé à reconduire l’esprit du régime tout en s’assurant la maitrise d’un changement nécessaire.
Cela dit, il est normal que Youssoufi soit déçu par l’orientation des choses. Mais ce changement était “soft”, puisqu’en dehors de la Primature, la majorité de l’équipe gouvernementale était composée de ministres issus de l’alternance. De plus, le gouvernement Jettou n’a pas interrompu les chantiers menés sous Youssoufi. Ils ont été poursuivis et même, je crois, menés à bien.
Mais il faut également évoquer le processus de l’IER qui est une séquence essentielle de ces 20 ans de règne et à l’autocritique qui a été faite dans le rapport du cinquantenaire qui dessine les perspectives d’un Maroc possible. Pour la première fois, un regard et une démarche critiques ont été acceptés au sommet de l’Etat.
La nouvelle Constitution de 2011 est porteuse de changements de fond et de forme. Pour la première fois, le pays s’est doté d’une Constitution normative qui se place au sommet de la hiérarchie et impose un imperium (puissance publique, NDLR) et non un decorum. Un nouvel ordre a été mis en place où tous les pouvoirs sont des pouvoirs constitués. L’interprétation de l’article 42 de la Constitution, ou des premières dispositions qui disent que le Maroc “est une monarchie constitutionnelle démocratique sociale et parlementaire” peut toutefois prêter à confusion. Le roi est-il considéré comme un pouvoir constitué ou un pouvoir supra-constitutionnel ? L’interprétation de ce texte sera dictée par la réalité et la pratique.
Qui dit démocratie dit séparation et indépendance des pouvoirs. Or, les prérogatives constitutionnelles du roi lui permettent d’avoir la main sur les trois pouvoirs. Cela ne vide-t-il pas le principe de l’indépendance de son essence ?
Je suis sceptique quant à l’approche médiatique concernant la séparation des pouvoirs qu’il faut démystifier. Il n’y a pas de séparation des pouvoirs. Il y a un jeu de collaboration et d’équilibre des pouvoirs. Dans les démocraties libérales, le principe de séparation des pouvoirs n’est pas remis en cause, mais son esprit a fait l’objet d’une réforme quant à son approche politique et pragmatique.
Prenons exemple sur le régime français qui repose depuis 1958 sur le principe de séparation des pouvoirs. Dans ce cas, cette séparation se veut souple pour permettre un équilibre entre l’exécutif et le législatif. Mais cette séparation fait du régime français une quasi-monarchie républicaine compte tenu du poids du président de son influence autant sur les institutions que sur les hommes. C’est lui le faiseur et le défaiseur de la politique.
On peut transposer cet exemple chez nous : lorsqu’on a inscrit le principe, les schémas directeurs de l’architecture constitutionnelle consacrent, au moins formellement, cette séparation des pouvoirs. Qu’est-ce qui reste ? La pratique. La Constitution, c’est un esprit et ce sont des institutions liées à la séparation des pouvoirs pour une collaboration dans l’équilibre, mais la pratique est autre chose. Et cette pratique est en train de se construire. Le roi joue un rôle d’arbitre, mais un arbitre qui ne fait pas qu’écouter et voir. Constitutionnellement, il est impliqué.
L’intellectuel Hassan Aourid a récemment déclaré à TelQuel que c’est “l’obsession sécuritaire qui a pris le dessus” depuis 2011. Qu’en pensez-vous ?
Il faut prendre en considération les éléments de causalité du problème. L’espace de liberté inclut la liberté d’opinion et d’expression, la liberté de manifestation, la liberté de réunion, la liberté d’association, la liberté de la presse… Le texte fondamental a consacré la préséance des droits fondamentaux, qui irriguent toute la Constitution.
Quant à la pratique, le Marocain se sent libre chez lui. Moi, je me sens libre chez moi. Je m’exprime comme je l’entends. J’ai devant moi un cadre particulier dans lequel je m’inscris pour exprimer mes opinions et je crois que cela est valable pour le citoyen moyen. L’environnement le plus immédiat montre qu’il n’y a pas de cité idéale où l’ordre est entièrement dominé par la liberté. Il n’y a pas de liberté philosophique, il n’y a que la liberté juridique, aménagée en fonction de contraintes.
Le Maroc est devenu un théâtre de manifestations pacifiques, si bien qu’il n’y a pas un seul jour où il n’y a pas de manifestation. Cela montre qu’il y a un ordre libéral qui s’installe à côté de l’ordre démocratique qui s’instaure graduellement. Qu’il y ait un discours qui indique que l’étau se resserre, c’est plus un risque qu’une réalité. Dans un combat entre l’ordre et la liberté, il y a toujours un discours qui exige une nouvelle législation pour faire respecter davantage l’ordre et, de l’autre côté, un discours maximaliste qui dénonce des régressions.