Joumana Haddad : “Pour certains, la liberté est synonyme de prostitution” 

En marge de sa conférence autour de “La transformation des valeurs à l’ère du numérique” dans le cadre du Festival Twiza de Tanger, nous avons interviewé l’écrivaine libanaise Joumana Haddad, journaliste et activiste des droits humains.

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Joumana Haddad / Facebook

Laquelle d’entre vous peut se lever et dire devant tout le monde : ‘ je suis une femme libre, je dispose de mon corps et j’ai des relations sexuelles avant le mariage‘ ? […] Nous sommes dans des sociétés qui pensent que l’honneur réside dans sa virginité”. L’auteure libanaise Joumana Haddad n’a pas l’habitude de mâcher ses mots. Elle en a donné une nouvelle démonstration le 26 juillet lors d’une conférence consacrée à “la transformation des valeurs à l’ère du numérique” qu’elle coanimait avec le sociologue Abdessamad Dialmy.

Celle qui se décrivait comme “une femme arabe en colère” au moment de publier son essai intitulé J’ai tué Schéhérazade en 2010 l’est toujours. Quelques ouvrages et une candidature aux législatives libanaises plus tard, elle mène toujours ses batailles contre le patriarcat et l’injustice humaine. Nous l’avons rencontrée à l’issue d’une conférence où son message a interloqué l’audience.

Telquel.ma : Dans  “J’ai tué Schéhérazade”, vous déconstruisez les mythes et stéréotypes entourant la femme arabe. Comment la définiriez-vous aujourd’hui ?

Joumana Haddad : Lorsque j’ai publié “J’ai tué Schéhérazade”, j’ai choisi le sous-titre “Confession d’une femme arabe en colère” pour montrer qu’il n’y a pas “une femme arabe”. Il n’y a  même pas de femme marocaine, libanaise ou encore tangéroise ! Ca n’existe pas. Nous sommes tellement différentes l’une de l’autre, avec tellement de spécificités. On ne peut jamais réellement ressembler à l’autre. Peut-être qu’en tant que femme libanaise je me trouverais plus de points communs avec une femme qui vit dans le fin fond de l’Australie qu’avec une concitoyenne ayant grandi dans le même quartier que moi. Nous sommes parfois étiquetées sans l’avoir choisi et c’est pourquoi il est nécessaire de se construire. De créer une différence.

En parlant de stéréotypes, vous évoquez cette binarité entre la femme qui correspond aux critères moraux que lui impose la société et celle qui ne veut pas s’y plier. Cette dernière est assimilée à une prostituée tandis que les autres sont considérées comme des saintes. Comment expliquez-vous cette dichotomie ?

Tout cela est lié à cette culture sexiste, ce système patriarcal qui veut catégoriser la femme soit comme une sainte vierge soit comme une prostituée. Pour certains, la liberté est synonyme de prostitution.

Quand je critique la burqa, on me répond que je prône une forme d’exhibitionnisme. On dit que je veux que les femmes marchent nues dans les rues. Mais nous n’avons pas à choisir entre couvrir son corps et marcher nues dans la rue. Il y a une troisième voie qui est celle de la dignité.

On ne peut pas me dire que le niqab est un choix. Car celle qui le porte est soumise à un lavage de cerveau durant son enfance qui lui fait croire que c’est un choix. On ne choisit jamais de suffoquer soi-même. La liberté c’est avoir un choix, des alternatives.

Dans “Superman est arabe”, vous condamnez la “survirilité”, cet excès de masculinité qui peut avoir un impact sur les deux sexes. Pouvez-vous décrire ce phénomène ?  Quels rôles ont joué les femmes dans la construction de ces “Superman” ?

J’ai choisi de parler des hommes, car je trouve que la façon dont ils sont éduqués est injuste. On leur apprend à ne pas pleurer, à toujours être forts. Pourtant, eux aussi ont le droit de montrer des émotions et d’être vulnérables. Dans ce livre, je parle également des attentes financières pesant sur les hommes et de toute la pression qui en découle.

Cette masculinité néfaste est le produit d’une éducation. Et les mères y ont contribué. Je ne veux pas généraliser, mais les mères sont souvent des machines à fabriquer des machos. Elles disent à leurs filles de préparer à manger tandis que leurs fils doivent ramener à boire, s’occuper des petites soeurs. Dès leur enfance, les filles doivent intégrer qu’elles travaillent pour les hommes. C’est ce comportement d’apparence inoffensive qui impacte l’image qu’une femme peut avoir d’elle-même et la manière dont elle se conçoit.

Si cette survirilité est un produit des deux sexes, par où faut-il commencer ?

Lorsqu’on réalise que l’on est en train de perpétrer les mêmes comportements au fil des générations, il est très important d’essayer d’illuminer les esprits, de donner à ces femmes la possibilité de se remettre en question et de remettre en question leurs comportements, afin qu’elles puissent sortir de ce cercle infernal, et aussi en faire sortir leurs enfants.

Vous le dites vous-même, la mentalité patriarcale est encore massivement ancrée dans les esprits et domine encore dans plusieurs endroits dans le monde, quel que soit le pays ou la religion. Pensez-vous qu’il existe un endroit dans le monde où l’égalité entre les hommes et les femmes est parfaitement établie? 

La Scandinavie est un parfait exemple. Il existe encore des écarts de salaire entre hommes et femmes, mais ils y travaillent. Tout le monde bénéficie des mêmes droits, de la même éducation et du même respect de la dignité humaine. Ces endroits existent et c’est pour ça qu’on garde espoir. La guerre des sexes, c’est juste une perte de temps. Il faut arrêter mettre les hommes et les femmes dans des camps adverses. Il faut mettre d’un côté, les hommes et les femmes qui croient à la justice et à la dignité humaine, et de l’autre, les hommes et les femmes qui n’y croient pas.

En 2008 vous avez créé la revue érotique “Jassad” (“corps” en arabe, NDLR). Vous disiez alors vouloir briser les tabous autour de la sensualité, l’érotisme, et de la sexualité. Quels sont les principaux enjeux de cet affranchissement ?

C’est important parce que le fameux triangle des Bermudes du monde arabe, sexe, religion, et politique, n’est pas fondé sur la séparation de ces trois points. Ils sont liés. Le sexe est un tabou à cause de la religion, la politique est injuste à cause de la religion, la religion domine la politique. Tout est lié. Tant qu’on n’est pas arrivés au point où hommes et femmes posséderont leur corps, il est inutile d’aller de l’avant. Il faut que l’on puisse posséder nos corps, afin de pouvoir faire nos propres choix, et prendre nos propres décisions.

Diriez-vous donc que ce n’est pas déjà le cas, que les femmes et les hommes auraient besoin de reprendre possession de leurs corps, d’en disposer de nouveau ? 

Bien sûr, mais pas au même niveau. Je compare toujours ça aux neuf cercles de l’enfer de Dante. Plus vous appartenez à une minorité, plus c’est difficile. La dernière fois, j’ai fait un exercice pour essayer de comprendre quelle communauté est la plus discriminée. Imaginez ce que c’est que d’être une femme, homosexuelle, noire, et pauvre – vous imaginez l’enfer qu’elle doit vivre ?

Les hommes aussi doivent reprendre possession de leur corps, et il faut aussi garder en tête que cela se base sur une complémentarité : tant que les femmes ne seront pas bien dans leur corps, les hommes ne le seront pas non plus.