Pour Jorge Mario Bergoglio, Pape François depuis 2013, tout est affaire de symboles. Et de simplicité. En témoigne, une récente vidéo dans laquelle le souverain pontife refuse à des fidèles de lui baiser la main, lors d’une visite le 25 mars à la Sainte Maison de Lorette. Il a fallu peu de temps pour que la vidéo devienne virale et l’acte commenté. Signe de progressisme pour les uns quand les plus conservateurs y voient un refus d’une tradition ancestrale d’embrasser l’anneau papal. L’explication de l’intéressé ? Une simple « question d’hygiène« . En façade, la réponse déroute. En profondeur, François aspire à davantage de rudiments. Lui préfère prendre la main de ses fidèles, leur parler et accorder sa bénédiction. De quoi placer un homme normal à une fonction qui n’a rien de banal.
Pope Francis really doesn't want anyone kissing his ring.
This from today, after Mass … pic.twitter.com/CZUO8ppNfo— Catholic Sat (@CatholicSat) March 25, 2019
Ce samedi 30 mars, le souverain pontife est attendu à Rabat pour un week-end placé sous le signe du dialogue interreligieux. Un programme chargé attend le pape, qui tranche de ses prédécesseurs en multipliant, depuis sa nomination, les voyages en terre d’Islam. Lui est vu comme le Pape qui a su ouvrir le catholicisme aux fidèles hors de la traditionnelle Europe. Les uns voyaient en lui un réformateur humaniste. Bousculé depuis quelques semaines, il a vu son aura tancée tant il s’est vu reprocher ses ambiguïtés, dans un contexte où le Vatican est tourmenté par les scandales de pédophilie.
Pape normal
Les attentes et signaux sont pourtant restés positifs pendant un long moment. Après le son des cloches, l’épaisse fumée blanche dans le ciel du Vatican et le Habemus Papam, ce 13 mars 2013, François était d’ores et déjà espéré comme le « Pape des pauvres« . Appelé à incarner la plus haute autorité de l’Église catholique, après la démission surprise de Benoît XVI, il devient le premier pape François de l’histoire pontificale. Loin d’être un hasard. Lui, comme Saint-François d’Assises, fondateur de l’ordre franciscain dont la vie a été marquée par le dépouillement, se présente en homme simple. François a des origines modestes, lui le petit-fils de migrants piémontais, et une vie qu’il s’est appliquée à mener simplement en Argentine, avec un tropisme pour les plus démunis.
Et pour cause : avec François , la simplicité et l’austérité de la fonction sont érigées en marque de fabrique. Quatre jours après son élection, exit le palais apostolique, traditionnelle demeure des souterrains pontife. La symbolique du lieu, proche du faste des empereurs romains, ne colle que trop peu à la chair de l’ancien archevêque de Buenos Aires. Qui préfère élire pour domicile une résidence-hôtel, au coeur du Vatican à Saint-Marthe. “Psychologiquement, je ne peux pas vivre seul, se justifiait François à la presse, en juillet 2013. J’ai besoin de gens, de rencontrer des gens, de parler avec eux”.
Pour lui, la foi doit revenir au coeur de l’église. Dans l’apparence d’abord. Son prédécesseur chérissait la mozette, cette petite cape rouge, accompagnée de mocassins tout aussi écarlates. François , lui, tranche avec des vêtements du quotidien, dans des matières communes comme le coton, le lin, voire la soie et fait réparer ses chaussures orthopédiques. Un genre de Steve Jobs pontifical. Et ça marche : le magazine Esquire fait de lui « l’homme le mieux habillé de l’année 2013« . “C’est un choix non conventionnel […] Ses partis pris sartoriaux signalent une nouvelle ère pour l’Eglise catholique”.
Le site américain, Catholic.org, va dans le même sens, appuyant la thèse de réformateur qu’on a vite voulu lui accoler. “Ils ne le réalisent peut-être pas, mais les croyants imitent ce style vestimentaire empreint de simplicité. Leur attitude change en même temps que leur garde-robe. C’est une des façons qu’a le pape François de rendre le monde meilleur.”
Diplomate madré ?
L’habit ne fait pas le moine…ni le souverain-chef d’État. Le 266e pape de l’Église catholique a changé le centre de gravité du catholicisme et donné un poids géopolitique à une Église longtemps renfermée dans son institution. Dans la veine de Jean-Paul II. Premier pape jésuite, premier extra-européen, François apporte une nouvelle vision du culte hors de son berceau européen. Au point de la mettre face à ces contradictions : le 14 novembre 2014, devant le Conseil de l’Europe, il interrogeait : “À l’Europe, nous pouvons demander : où est ta vigueur ? Où est cette tension vers un idéal qui a animé ton histoire et l’a rendue grande ? Où est ton esprit d’entreprise et de curiosité ? Où est ta soif de vérité que jusqu’à présent tu as communiquée au monde avec passion ? De la réponse à ces questions dépendra l’avenir du continent.”
Pour le jésuite argentin, l’Europe a trahi ses valeurs. Reste que la religion la plus répandue au monde se vit désormais dans d’autres aires géographiques, plus périphériques, desquels il se rapproche. L’Amérique latine en tête, qui concentrerait près de 40% des fidèles catholiques. L’Argentin connaît les problématiques du continent : “L’expérience nous montre que chaque fois que nous cherchons la voie du privilège ou du bénéfice de quelques-uns au détriment du bien de tous, tôt ou tard, la vie en société devient un terrain fertile pour la corruption, le narcotrafic, l’exclusion des cultures différentes, la violence, y compris pour le trafic de personnes, la séquestration et la mort, causant la souffrance et freinant le développement”, avertissait le pape jésuite au Mexique en 2016.
L’Afrique n’est pas en reste. En plus du Maroc, le souverain s’est déjà rendu au Kenya, en Ouganda et en Centrafrique en novembre 2015 pour lancer un appel contre la pauvreté. Le monde arabe, cet Autre avec lequel le catholicisme a souvent échangé ou bataillé, concentre aussi son attention. Cette nouvelle visite papale en terre d’islam intervient juste après celle à Abu Dhabi, début février. Le pape François s’était aussi rendu en Turquie en 2014 pour y rencontrer Recep Tayyip Erdogan et aborder la question de l’union contre le terrorisme. En 2017, il a rallié l’Égypte, dans la foulée des attentats contre la minorité copte du pays. Son voyage avait fait office de baume adressé aux cris de désespoir des chrétiens d’Orient. Au Maroc, la rencontre devrait principalement tourner autour des migrants. D’ailleurs, si l’Église marocaine revit, d’après l’archevêque de Rabat, c’est qu’elle a su “s’africaniser” et François est déjà attendu auprès de ses fidèles grandissants, estimés à 30 000 personnes, la majorité venant d’Afrique de l’Ouest.
Ombre et lumière ?
Pape normal et mondial, son vécu n’en est pas forcément banal. Côté pile, le pape se décrit comme “socio de San Lorenzo”, club de football populaire du sud de la capitale argentine. Côté face, on lui prête dès son intronisation, un passé trouble lors de la dictature argentine, entre 1976 et 1983. Durant “les années de plombs”, on l’accuse d’avoir dénoncé deux curés, torturés par la suite, et d’avoir fermé les yeux sur les agissements du régime militaire qui fit 30 000 disparus et 15 000 fusillés. “A la tête des jésuites jusqu’en 1979, Jorge Bergoglio faisait partie de la hiérarchie catholique qui a soutenu le gouvernement militaire et appelé les croyants à être patriotiques, détaillait le Guardian. La hiérarchie argentine a montré une indifférence coupable face aux horreurs commises. Elle fermait la porte aux proches des victimes et refusait de s’impliquer dans des démarches humanitaires.”
Présenté comme moderniste et réformateur, il s’est distingué par des prises de position conservatrices. En 2012, il comparera l’avortement à “une culture de la mort”, avant de récidiver en octobre 2018 abordant son recours à celui d’ “un tueur à gages”. L’homosexualité n’est pas en reste non plus. En 2010, il condamnait sévèrement le gouvernement argentin. Motif ? La légalisation du mariage et de l’adoption pour les couples homosexuels. Dans une lettre, il parle de l’homosexualité comme “une machination du Diable pour chercher à tromper l’esprit des enfants de Dieu”, comparant cette avancée sociale à “une guerre menée contre Dieu.”
Nommé pape, l’homme se résout à mettre de l’eau bénite dans son vin. En bon chef d’État, il a fait du pragmatisme, un maître-mot. Interrogé par un journaliste sur l’existence d’un « lobby » homosexuel au Vatican à l’été 2013, lui balayait la réponse d’un revers de main : “Si une personne est homosexuelle et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour la juger ?”. Sur de nombreux sujets brûlants, il s’est monté consensuel comme le mariage des prêtres, ou la “perplexité” du préservatif.
De l’autre côté, les milieux catholiques conservateurs lui reprochent ses maintes critiques du libéralisme ainsi que sa trop grande vis-à vis des migrants. François, lui, estime que “nous sommes tous des migrants”. Au-delà, les récentes affaires de pédophilie ont embarrassé le pape. Il voulait une “tolérance zéro” sur le sujet, mais contre les abus, François peine à sanctionner. Le 24 février 2018, au terme de quatre jours d’intenses travaux sur la pédophilie dans l’Église, son discours accouchait d’une souris. “Nous sommes […] devant un problème universel et transversal qui malheureusement existe presque partout”, a-t-il déclaré, semblant minimiser la responsabilité propre de l’Église.
Reste que pour un homme qui a fait du grand clergé, un rapport normal avec son temps, le symbole passe mal à l’international. À Rabat, la vérité devrait être autre. En 1985, Hassan II et Jean-Paul II avaient fait de la médiation interreligieuse, un héritage. François, lui, est attendu pour le consolider.