Salon du livre cherche lecteurs

La 25e édition du Salon international de l’édition et du livre de Casablanca s’est clôturée le 17 février. Le public a répondu massivement: 560 000 sur la période, soit une hausse de 62% par rapport à 2018. Les lecteurs, en revanche, restent introuvables. Reportage.

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© Yassine Toumi

Au SIEL, il y a beaucoup de livres, 128 000 titres, mais peu de lecteurs. Pourtant, les allées sont noires de monde. Le gros des visiteurs est formé par les enfants en ce mercredi après-midi. Le hangar tout entier résonne de leurs bavardages et de leurs éclats de rire.

« Doucement, doucement », scande un des 720 exposants du salon, aux prises avec une nuée de gamins remuants. Leurs petites mains ne se posent pas beaucoup sur les livres qui couvrent son étal. Ce qui les intéresse, ce sont les gadgets en plastique. Stylos six couleurs et aimants en forme d’étoile se vendent à une telle vitesse que le marchand prend soin de garder des boîtes de réapprovisionnement à portée de main.

Un peu plus loin, c’est la cohue. Un exposant a transformé son stand en magasin de jouets. Des jeux de société, des figurines, des agendas Barbie. Seuls quelques livres de coloriage traînent négligemment sur le présentoir. « Les organisateurs avaient pourtant promis qu’ils interdiraient ce genre de pratique », peste un libraire présent ce jour-là.

« Nous sommes obligés d’être là »

Plus loin, sur un autre stand, les gamins ont disparu. À leur place, des hommes en gandoura marron arborant de longues barbes huileuses et des femmes recouvertes d’un niqab noir. Empilées à même le sol ou reposant sur des étagères, des quantités industrielles de livres religieux attendent patiemment leurs acheteurs. Les dévots les consultent en silence, avec componction. Certains ouvrages, qui atteignent vingt tomes, se vendent par cartons entiers. Sur la boîte, un imam débonnaire sourit de toutes ses dents. Derrière sa caisse enregistreuse, un vendeur en habit pakistanais baille à s’en défaire la mâchoire. Pourtant, les clients ne cessent de défiler. « Ce sont des ignorants qui s’improvisent libraires, commente un exposant rencontré un peu plus loin. Ils vendent des livres comme ils vendraient des fruits secs ou de l’huile d’olive ».

Abdellatif Ouisloumene, lui, est un vrai professionnel du livre. Sa maison d’édition, Somagram, il l’a héritée de son père. « C’est difficile, très difficile, profère-t-il d’une voix plaintive, mais en essayant de sourire. Le secteur est en crise. Pour nous, le salon n’est pas rentable. Les loyers sont très chers et les lecteurs sont rares ». Pourtant, il continue de participer chaque année au SIEL. « C’est un festival du livre au Maroc. C’est notre festival. Nous sommes obligés d’être là ».

Renoncer à participer au SIEL reviendrait à déposer les armes, et cela, Abdellatif Ouisloumene ne l’accepte pas. « Nous rencontrons d’autres éditeurs, nous échangeons à propos de nos expériences mutuelles. Et puis, vous avez vu, les autorités politiques sont là. Avec eux, nous essayons de négocier des subventions. »

Impossible de les rater. Au SIEL, les organismes publics sont partout. Ils occupent les places de choix, bien au centre de l’exposition. Leurs stands de bois vernis sont repérables entre tous. On n’y trouve presque aucun livre, mais des espaces de conférence et un défilé incessant de personnalités cravatées. Tout autour, sous l’oeil des caméras, les journalistes enchaînent les interviews d’acteurs politiques. Conseil de la communauté marocaine à l’étranger, ministères, Conseil supérieur du pouvoir judiciaire : les délégations officielles sont de la fête. Pour elles, le SIEL est l’occasion rêvée d’être sous les feux de la rampe. Et si cela n’a rien à voir avec littérature, eh bien tant pis… Sur le programme des conférences organisées par l’administration, aucune n’a que peu à voir avec la littérature. 

« Les livres ne sont pas à vendre »

Les stands par pays sont aussi légion. Vides la plupart du temps, leur dimension varie selon les moyens financiers du pays qu’ils représentent. Celui de la République tchèque est minuscule, un mètre sur deux, avec une photo du château de Prague scotchée à une paroi. Sur les étagères, des revues littéraires branchées et des éditions anglaises ou françaises de romans tchèques. Une jeune femme y distribue des fascicules. On trouve à l’intérieur tout ce que le pays de Kafka compte de romanciers. La littérature tchèque intéresse-t-elle les visiteurs? « Oui, oui… », répond notre interlocutrice en rougissant.

A l’inverse, le stand de l’Arabie Saoudite ressemble à une salle d’attente pour passagers de business class. Entièrement recouvert d’un parquet clair, il déploie une surface de 150 mètres carrés avec une salle réservée aux médias. De visiteurs, il n’y en a pas, mais un délégué de l’Université de Riyad accueille chaleureusement les journalistes : « En tant que nation mère de l’Islam, nous nous devons de participer chaque année à un salon organisé par un pays frère », s’enthousiasme-t-il. Certes, mais la littérature saoudienne? « Dans chacune des régions du pays, il y a un club de poètes. Une fois par an, ils se réunissent pour écrire des vers. Nous avons là quelques-unes de leurs productions, détaille-t-il en montrant quelques opuscules sur une étagère, mais ces livres ne sont pas à vendre, ils servent juste à l’exposition… ».

La maison circulaire toute décorée de livres et de photos, c’est le stand de l’Espagne, invitée d’honneur de la 25e édition du SIEL. Ici, le programme est riche. En collaboration avec l’Institut Cervantes, le ministère espagnol de la Culture a prévu des expositions, des activités pour les enfants, des cours de langue et des rencontres entre éditeurs ibériques et auteurs marocains. Une hôtesse fait glisser une porte coulissante. A l’intérieur, dans un salon distingué, le poète marocain Mohammed Bennis donne une conférence sur son oeuvre, traduite dans des casques audio. Pour la première fois de la journée, on entend parler littérature. « L’écriture nait du silence », affirme l’écrivain, alors qu’à l’extérieur les cris des enfants redoublent d’intensité.

« Ça ressemble plutôt à une foire »

Le gros des exposants du SIEL est composé d’éditeurs marocains indépendants. Contrairement aux vendeurs de littérature religieuse ou aux marchands de gadgets pour enfants, leurs stands n’attirent pas les foules. Leurs locataires, prostrés sur leur chaise, attendent une clientèle qui n’arrive jamais. Pourtant, leurs catalogues, riches et variés, témoignent de la qualité du travail des éditeurs nationaux. Des précis de philosophie aux grands romans, des recueils de poésie aux ouvrages scientifiques, le public marocain peut acquérir, pour moins de cinquante dirhams, tout ce que le patrimoine littéraire mondial compte de chefs d’oeuvres universels. Traduits en arabe et donc accessibles à tous, ils reposent pourtant sur leurs présentoirs dans l’indifférence générale.

C’est une petite révolution silencieuse. En 2017-2018, presque 80% des livres édités au Maroc l’ont été en arabe. Pour l’anthropologue Mohamed-Sghir Janjar, cette prédominance de la langue arabe dans l’édition marocaine est l’aboutissement d’une politique commencée sous Hassan II. “L’arabisation, commencée il y a 40 ans, donne ses résultats avec des publications diffusées dans tout le monde arabe”, analyse l’universitaire, ajoutant que “le véritable médium pour l’expression littéraire est l’arabe. 40% de la poésie, genre d’une grande vitalité, est édité à compte d’auteur. Les grands romans sont en arabe.

À l’entrée du stand d’un éditeur de livres académiques, un attroupement se forme. Des étudiants font la queue pour prendre un selfie avec un professeur de l’Université d’El Jadida. « C’est une sommité », s’extasie l’un d’eux. Plus tôt dans la journée, une éditrice expliquait: « Les manuels scolaires et universitaires se vendent particulièrement bien ». On hésite à s’en réjouir, car l’achat de cette sorte d’ouvrage ne résulte jamais d’un choix personnel. De plus, leur but est strictement utilitaire et il n’y a aucune joie à les consulter. Or, comme la musique ou le cinéma, la lecture est une source de plaisir. Ce plaisir de lire, le public marocain semble l’ignorer complètement. Le SIEL est là pour en témoigner.

« Ça ressemble plutôt à une foire », s’amuse cette directrice de la communication d’un grand distributeur de presse en regardant passer les enfants au bras de leur mère. Après avoir déambulé tout l’après-midi dans le Salon, ils iront s’asseoir sur un muret à l’entrée du hangar pour siroter une limonade ou manger une crêpe au chocolat. S’ils étaient restés jusqu’à l’heure où les premiers exposants commencent à ranger leurs livres, ils auraient vu que la fête battait son plein au stand de la SNRT. La musique sort à plein volume des haut-parleurs. Entre deux couplets, un chanteur invite les badauds à se joindre au concert. Pas besoin, ils encombrent déjà l’allée. La télévision finit toujours par gagner.