Au sortir de l’entretien avec Stéphane Bern, la voix souriante et posée reste accrochée en mémoire. Un peu comme si on venait d’assister à l’une de ses plongées dans l’univers des grands de ce monde sur petit écran. C’est que l’historien-animateur est devenu, depuis le début des années 1990, une personnalité phare du paysage audiovisuel français. Élancé, cheveux ébouriffés, et quelque part singulier, l’homme s’est fait connaître en s’immisçant dans les sagas des têtes couronnées et des célébrités.
Depuis 2007, ce spécialiste des monarchies égrène sur France 2 les “Secrets d’Histoire” des cours royales. Dans l’un des épisodes de son émission, il était revenu sur Moulay Ismaïl, “roi soleil des mille et une nuits” et fondateur du Maroc moderne. Un royaume qui signait déjà, en 1682, un traité d’amitié avec la cour de Versailles. Un attachement qui perdure, dont témoigne la présence remarquée de Moulay El Hassan lors des funérailles du comte de Paris, et des liens historiques que connaît bien le journaliste, pour qui le Maroc est “un pays pas comme les autres”. Suffisant pour tendre l’oreille et battre, un temps, au rythme des mystères des cours.
Tout comme le prince Moulay El Hassan, vous étiez présent aux funérailles d’Henri d’Orléans. Quelle image a donné le prince héritier ?
Il était juste en face de moi et il était incroyable. Il a adopté tous les codes pour être un grand souverain. Grand par la taille d’une part, mais aussi par le style. Il était impeccable. Alors que la reine Letizia d’Espagne se mouchait comme elle pouvait et que l’impératrice Farah Pahlavi d’Iran a dû partir tellement elle avait froid, lui n’a pas bougé de toute la cérémonie. Moulay El Hassan a impressionné tout le monde. C’est juste incroyable. Il était d’une maturité et d’un stoïcisme… Alors qu’il était habillé d’une tenue traditionnelle beaucoup plus légère que ce que portaient d’autres convives.
Des années plus tôt, c’est le roi Mohammed VI, alors prince héritier, qui assistait aux funérailles du président Georges Pompidou à la Cathédrale Notre-Dame, pour sa première mission officielle en France. Voyez-vous des similitudes ?
Absolument. C’est d’ailleurs très impressionnant. Comme Mohammed VI qui représentait alors son père, Moulay El Hassan en a fait de même. La ville de Dreux, où ont eu lieu les funérailles du comte de Paris, est une ville ayant une forte communauté marocaine. A la sortie, la population marocaine est venue saluer le prince.
Cette visite a des allures de témoignage d’amitié entre la France et le Maroc, qui a beaucoup plu aux gens présents. Il y a de tels liens historiques entre la famille de France et la famille royale alaouite que tout le monde trouvait normal que la famille royale du Maroc soit représentée, qui plus est par une personne aussi éminente que le prince héritier.
Henri d’Orléans est né au Maroc. Existe-il une proximité entre la famille des Orléans et la monarchie marocaine ?
Le prince Jean, qui était comte de Paris jusqu’en 1999, était très proche de Mohammed V. Il avait d’ailleurs accueilli le souverain et son fils, le futur Hassan II, dans sa résidence de Louveciennes dans les Yvelines. Le prince Jean avait milité pour qu’on autorise le retour au Maroc du roi Mohammed V. Il ne faut également pas oublier que la famille de France avait acheté des terres à Larache et y a vécu quelque temps. Le chef de la maison de France vivait en exil jusqu’en 1950 et avait fait le choix de vivre au Maroc entre 1940 et 1944 avant de partir en Espagne.
Quels liens unissent la maison d’Orléans et les Alaouites ?
Les liens sont avant tout historiques. La comtesse de Paris, Isabelle d’Orléans-Bragance (la grand-mère de Jean d’Orléans, qui est désormais chef de la maison orléanaise, ndlr) me racontait que le roi du Maroc l’appelait toujours “ma cousine” et le comte de Paris “mon cousin”, car Blanche de Castille (épouse de Louis VIII et ancienne régente du royaume de France, ndlr) descendait du prophète par les rois almoravides.
Il y a donc un lien familial entre le Commandeur des croyants et les descendants de Blanche de Castille. La généalogie prouve l’existence de mariages entre les souverains almoravides et les rois espagnols. Le séjour au Maroc de la famille d’Orléans a contribué au renforcement de ces liens. Quand j’étais jeune, le comte de Paris me disait toujours qu’il allait chez le roi Hassan II pour y passer ses vacances. Il existe des liens fraternels entre les deux familles.
Quand on parle de liens entre les Alaouites et la monarchie française, on pense en premier lieu à l’ambition de Moulay Ismaïl (1672-1727) de demander la main de la fille de Louis XIV, Marie-Anne de Bourbon. Est-ce là l’un des plus remarquables liens entre les deux familles royales ?
Du temps de Moulay Ismaïl, les liens étaient déjà forts avec les Bourbon. Mais une telle romance s’est aussi déroulée bien après. On raconte que le futur roi Hassan II, quand il était à Louveciennes chez le comte de Paris, était tombé fou amoureux de la princesse Isabelle, la sœur aînée d’Henri, comte de Paris. Hassan II voulait même l’épouser tant il était fou d’amour. Évidemment, il y a un problème religieux qui s’est posé. Le Commandeur des croyants n’allait pas se convertir et une princesse catholique n’allait pas le faire non plus (rires).
“Le futur roi hassan II était tombé fou amoureux de la princesse Isabelle”
Le Maroc semble avoir une place particulière dans l’histoire des Bourbon, mais aussi des Orléans. Comment expliquez-vous cette proximité assez inédite avec une monarchie radicalement différente, tant au niveau de la cour, de l’organisation que de la religion ?
Malgré toutes les différences, les deux demeurent une organisation monarchique. Et donc, on a du temps pour soi et pour la continuité dynastique et historique. C’est aussi ce qui plaît avec le Maroc. Il n’existe pas de liens aussi forts avec les pays voisins du royaume. Avec l’Algérie, un lien existe mais il reste controversé et ambigu.
Avec le Maroc, les liens sont plus naturels. Beaucoup de Français y vivent et y passent leurs vacances. Le président Sarkozy passait ses vacances au Maroc et la famille Chirac se rendait souvent à Taroudant. Une chose amusante s’est d’ailleurs passée lors des funérailles d’Henri d’Orléans. Le prince Moulay El Hassan était assis à côté de l’impératrice Farah, qui est très proche de la cour royale marocaine. Sa Majesté Hassan II était l’un des seuls à avoir accueilli le Shah d’Iran lors de son exil (il marque un temps, ndlr). Ce genre de choses ne s’oublie pas.
Les Marocains ont toujours ce sens de la loyauté, de la fidélité et de la continuité. Je crois que c’est ce qui plaît. La présence de Moulay El Hassan à Dreux est chargée de symboles. C’est une ville à la fois connue pour sa forte communauté marocaine et qui abrite la nécropole des princes de la maison de France depuis Louis-Philippe Ier.
C’est une volonté de la famille royale d’être présente aux obsèques des têtes couronnées européennes. Comment peut-on expliquer cela, au-delà du protocole ?
Le Maroc n’est pas un pays comme un autre. C’est une monarchie qui a une longue histoire, une longue tradition. De ce fait, elle entretient des rapports particuliers avec les autres monarchies. C’est ce qui lui donne une force par rapport à ses voisins. Les liens sont tout aussi forts avec les Bourbon d’Espagne, même si des problèmes liés aux enclaves (du nord, ndlr) subsistent toujours.
Avec les funérailles du comte de Paris, on découvre qu’il existe encore des prétendants au trône de France et des familles de descendance royale. Quelle est leur portée en France ?
Elle reste symbolique. Il n’y a plus de réelle existence politique, même si, il y a quelques années, un sondage a montré que 17% des Français étaient favorables à un système monarchique. Vous savez pourquoi ? Le général de Gaulle a voulu que les institutions de la Ve République soient d’essence monarchique, avec un président ayant autant de pouvoir qu’un roi.
Avec la Ve république, on est pratiquement revenus à une monarchie d’ancien régime, une république monarchique si vous voulez. Les Français ont une relation ambiguë avec la monarchie. Au fond, je dirai qu’ils aiment avoir un roi à qui ils coupent la tête tous les cinq ans. De Gaulle avait une phrase que j’aime beaucoup : “Les Français ont le goût des princes, mais ils vont les chercher à l’étranger”.
Au Maroc, on assiste par moments à des débats qui peuvent porter sur la monarchie parlementaire et la monarchie constitutionnelle. Quel est votre regard sur ces deux organisations ?
Une monarchie parlementaire protège davantage le souverain parce qu’il n’est pas responsable devant les députés. Il reste la figure emblématique et symbolique de l’État. Une figure morale qui fait avancer le pays et que l’on voit. Au fond, ça le protège. Chaque pays a ses traditions, qu’il faut respecter. L’Europe a évolué et les monarchies européennes ont dû faire un pacte avec les démocraties. Au fond, monarchie et démocratie sont devenues les deux faces de la même médaille. En résumé : le roi règne, mais ne gouverne pas.
Pourquoi le comte de Paris a-t-il exprimé son soutien en faveur des Gilets jaunes ?
Les princes sont toujours du côté du peuple d’une certaine manière. Le comte de Paris, cependant, n’a pas vraiment manifesté son soutien. Il avait juste trouvé légitimes les revendications populaires et une forme de contestation. On peut comprendre le comte de Paris, et ce mouvement aussi.
Je suis allé à la rencontre de certains Gilets jaunes et c’est vrai qu’ils aspirent à plus de justice sociale, plus de démocratie participative. Des revendications que le comte de Paris pouvait trouver légitimes. Pour autant, il ne cautionnait pas les débordements, les violences et les atteintes à la forme démocratique du pays.
Le roi d’Espagne, Felipe VI, se rendra prochainement au Maroc. Comment peut-on définir son style ?
C’est un roi très consensuel, qui essaye toujours de trouver la voie de la sagesse. Un souverain qui, peut-être, reste moins politique que ne l’était son père Juan Carlos. C’est-à-dire qu’il respecte scrupuleusement la Constitution espagnole et dit souvent ce que le Chef de gouvernement veut qu’il dise.
Parfois, on aimerait qu’il tape plus fort du poing sur la table. Beaucoup de gens disent qu’il faudrait qu’il soit plus violent sur la Catalogne ou plus consensuel encore par exemple. Mais il reste dans la ligne de ce que doit être un roi constitutionnel. C’est quelqu’un de sage qui écoute et reçoit tout le monde. Il fait aussi très bien son travail. Et puis, il est follement sympathique en plus, pour avoir eu l’occasion de le rencontrer à quelques reprises.
Son accession au trône espagnol devait redonner du lustre à une institution écornée…
…(Il nous coupe, ndlr) Il l’a sauvée !
Avant son accession, Felipe VI bénéficiait d’une certaine cote auprès des jeunes et avait fait de l’exemplarité sa devise. A-t-il réellement tranché avec Juan Carlos ?
Quand vous regardez la cote de popularité de la monarchie, il a permis de la faire remonter en Espagne. Il n’a pas hésité à écarter sa sœur, dont le mari avait commis des malversations financières. Il n’a pas protégé son beau-frère qui est en prison. Il a été très droit, très honnête et a essayé de sortir la monarchie de toutes les histoires qui pouvaient être négatives. Et puis, il va de région en région et reste très populaire, finalement.
Vous savez, toutes les institutions sont contestées dans le monde. (Il insiste, ndlr) Toutes. Il y a toujours des opposants partout. Pour autant, la monarchie reste moins contestée que la vie politique en Espagne.
“Tant au Maroc qu’en Europe, le roi est toujours le symbole de l’unité”
On l’a senti particulièrement investi par rapport au clivage politique Madrid-Barcelone et sur la question de l’indépendance de la Catalogne, foyer historique du républicanisme et du fédéralisme hispaniques depuis le XIXe siècle. Il a notamment tenu un discours fort sur le sujet…
Exactement, c’est un caillou dans sa chaussure. Il n’a pas tenu un discours contre les Catalans, mais plutôt contre la vision politique de vouloir absolument faire sécession. Son rôle est de maintenir l’unité de l’Espagne. D’ailleurs, les Catalans ont bien compris que pour réussir leur indépendance, il fallait s’attaquer au symbole de l’unité qui est le roi. Tant au Maroc qu’en Europe, le roi est toujours le symbole de l’unité.
Un peu comme un ciment qui unit les différentes identités territoriales ?
Exactement. Parce que c’est un ciment qui puise sa légitimité dans l’histoire.
Est-ce que l’on peut dresser un parallèle entre Mohammed VI et Felipe VI, dans la volonté de se démarquer du père ?
Je le crois. Ce sont deux rois qui sont pétris de tradition et d’histoire et, en même temps, incarnent une forme de modernité. Les deux n’ont pourtant pas eu la tâche facile, car ils arrivaient après deux pères très forts. Deux personnalités paternelles extrêmement écrasantes, mais leurs fils ont su s’imposer par leur propre mérite et leur style.
PROFIL
1963 : Voit le jour à Lyon
1988 : Publie son premier ouvrage, L’Europe des rois
1998 : Présente pour la première fois l’émission “Saga” sur TF1
2007 : Commence à animer “Secrets d’Histoire” sur France 2
2016 : Crée la Fondation Stéphane Bern pour l’histoire et le patrimoine
2017 : Est nommé à la tête de la Mission Patrimoine par Emmanuel Macron