La pauvreté, à l’origine du Hirak ? » C’est la question que s’est posée le géographe David Goeury, chercheur au laboratoire Espaces Nature et Culture de Paris-Sorbonne (CNRS), chercheur associé au Centre Jacques Berque de Rabat, et membre du think-thank Tafra. Tout en cartes, le chercheur analyse les indicateurs socio-économiques de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceïma, du tremblement de terre de 2004 au déclenchement du mouvement de contestation en octobre 2016, en passant par les élections de 2011, 2015 et 2016. Pour ce faire, « il mobilise deux modes de représentation : la carte des communes selon leur superficie et un cartogramme de ces mêmes communes pondérées selon leur poids démographique », peut-on lire dans le mémo scientifique publié le mardi 5 février.
David Goeury prend pour point de départ de sa réflexion l’année 2004, celle du séisme ayant fait plus de 600 morts et détruit les bourgades d’Imzouren et d’Aït Kamra. Cette année-là, « la région de Tanger – Tétouan – Al Hoceima présentait un taux de pauvreté parmi les plus élevés du Maroc », affirme le chercheur. Ce taux est mesuré par l’indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM), calculé à partir de dix indicateurs, dont la mortalité infantile, la scolarité, l’abandon scolaire ou encore l’accès à l’électricité et l’eau potable. « Ainsi, en 2004, l’IPM moyen des communes d’Al Hoceima était de 22% contre 18,1% pour le reste du Maroc », compare-t-il. Dans les provinces de Chefchaouen et Al Hoceïma, les retards en matière d’infrastructures et de niveaux de vie sont dévoilés au grand jour par le tremblement de terre du 24 février 2004, poussant les responsables publics à investir massivement « à la fois dans les infrastructures, le logement mais aussi l’accès aux services de base comme la santé, notamment grâce à l’Initiative nationale pour le développement humain ».
Injustice territoriale
Un investissement qui se traduit, dix ans plus tard, par une baisse drastique de l’indice de pauvreté multidimensionnelle. En 2014, les communes de la province d’Al Hoceïma ont désormais un IPM moyen de 6% contre 7% pour le reste du Royaume. « La ville d’Al Hoceima et les communes attenantes d’Imzouren et de Bni Bouayach, figurent parmi les 10% des communes les moins pauvres du Maroc avec un IPM de 0,6% », renchérit le chercheur. A Al Hoceïma, grâce à la reconstruction de la ville, l’habitat informel chute à 3%. 96% des ménages d’Al Hoceima disposent en 2014 d’un téléphone portable contre 88% en moyenne pour la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima. Pourtant, cette évolution statistique ne se fait pas ressentir sur les conditions de vie des habitants de la province. « Bien au contraire, la ville d’Al Hoceima et sa périphérie restent marquées par un très fort taux de chômage, qui dépasse les 21% et qui est largement supérieur à la moyenne régionale des communes, 12% », nuance David Goeury. Dans le secteur privé, le taux d’emploi ne dépasse pas 42%, bien en dessous de la moyenne 50% des autres villes de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceïma. « Les investissements publics n’ont pas eu d’effet de levier sur les investissements productifs privés », estime le chercheur, qui souligne également « la persistance d’un déficit important d’accès aux services de santé en milieu rural dans des communes proches de la ville (d’Al Hoceïma, ndlr) », ce qui a provoqué « un sentiment d’injustice territoriale par effet de solidarité avec les communes de montagne ».
Le monopole « illusoire » du PAM
Lors des élections législatives de 2011, la province d’Al Hoceïma enregistre le 12ème taux de participation le plus faible du pays (37%). « Le Parti Authenticité et Modernité (PAM), proche de la monarchie et fortement vilipendé par les manifestants, arrive tout de même en tête des élections avec 28% des 57 686 suffrages valides soit 16 484 voix devant l’Istiqlal (12 426 voix), le Mouvement populaire (9 613 voix) et l’USFP (5 584 voix) », dénombre le chercheur. En 2015 dans la province d’Al Hoceïma, le taux de participation aux élections communales et régionales augmente remarquablement, le nombre de suffrages valides (100 439) double, « mais il est resté inférieur à 50% dans plusieurs communes de la région de Tanger – Tétouan – Al Hoceima, et tout particulièrement dans les plus grandes villes ». Dans la ville d’Al Hoceïma par exemple, le taux de participation ne dépasse pas 31%, contre 60% en moyenne dans les autres communes. « Ce taux de participation est aussi le 15e taux le plus faible de toutes les communes du Maroc et le 2e le plus faible de région de Tanger-Tétouan-Al Hoceima », remarque David Goeury.
Grâce à une campagne intense dans les communes rurales, où le taux de participation est élevé, le PAM remporte les élections de 2015 dans 25 des 33 communes de la province d’Al Hoceïma. Le parti, porté par Ilyas El Omari, figure de la région, « contrôle alors le conseil provincial. De plus, grâce aux voix de la province d’Al Hoceima, il devance le PJD et obtient la présidence de la région de Tanger – Tétouan – Al Hoceima grâce au soutien des élus du MP et du RNI ». La même année, le roi lance Manarat Al Moutawassit, un programme de développement de la province d’Al Hoceïma à 6,5 milliards de dirhams. Lors des législatives d’octobre 2016, « la participation baisse de 21% à l’échelle provinciale, le nombre de votes valides passant de 100 439 à 79 728 en 2016 ». Le PAM est légèrement s’en sort plutôt bien, « ne perdant que 8% de son électorat de 2015, ce qui lui permet d’obtenir plus de 52% des suffrages valides », observe le chercheur, pour qui « le monopole électoral du PAM se fait dans un contexte d’abstention croissante ».
Les TIC, armes de manifestation massive
Pour David Goeury, l’analyse de ces différents indicateurs sociaux-économiques et électoraux, prouvent que « la réduction de la pauvreté et le déploiement des infrastructures n’ont pas permis une dynamique économique créatrice d’emplois ». Cependant, cela « a assuré un accès massif aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (portable, ordinateur et Internet) », grâces auxquelles les citoyens ont pu s’exprimer politiquement et organiser de larges manifestations (celles du mouvement du 20 février en 2011, puis celles du Hirak en 2016 et 2017). Les NTIC permettent également de « s’émanciper des structures d’encadrement politiques classiques et tout particulièrement des représentants élus ». Le chercheur affirme que « plus les citoyens sont connectés, plus le taux d’abstention aux élections est élevé ». Pour lui, « même si un parti comme le PAM obtient un quasi-monopole politique suite aux élections de 2015 et de 2016, les élus disposent d’une légitimité de plus en plus faible car ils sont soutenus par un groupe restreint de citoyens ».