Pour beaucoup, il s’agissait d’un gage de qualité. Au Maroc, de nombreux fumeurs optent pour des cigarettes fabriquées en Suisse, persuadé qu’elles seraient d’une nocivité prétendue moindre. Plus chères que leurs semblables marocaines, elles concernent principalement trois marques : Camel, Marlboro et Winston. Une piste fumeuse si on en croit l’enquête journalistique publié par l’ONG suisse Public Eye, et intitulée « Les cigarettes suisses font un tabac en Afrique ».
Celle-ci se penche sur la vente de tiges “Made in Switzerland” au Maroc, deuxième pays à en importer le plus auprès de la Suisse (derrière le Japon et devant l’Afrique du sud). L’enquête, après des tests qu’elle a elle-même fait réaliser en laboratoire, révèle l’existence d’un double standard : celles vendues au Maroc présentent davantage de nicotine, de goudron et de monoxyde de carbone que celles destinées au marché suisse. Et sont donc bien plus toxiques.
3 625 milliards d’unité exportées au Maroc
« Aujourd’hui, plus de la moitié des cigarettes fumées au Maroc sont importée, et surtout de Suisse », explique Marie Maurisse, journaliste indépendante à l’origine de l’enquête et qui a obtenu, pour cette enquête, le premier prix d’investigation à l’occasion des cinquante ans de Public Eye. Des fumeurs « très nombreux au Maroc », note-t-elle, pensant que le tabac helvète est meilleur. L’enquête détaille que 55% des cigarettes fumées au Maroc sont importées, de Turquie notamment, mais en majorité de Suisse.
En 2017, ce seraient 2900 tonnes de cigarettes suisses qui ont été exportées au Maroc, soit 3.625 milliards d’unité. Connu pour son fromage, son chocolat ou encore ses maîtres horlogers, la Suisse l’est moins pour son industrie du tabac. En 2016, 34,6 milliards de cigarettes ont été fabriquées en Suisse, dont 75% destinés à l’export. Des exportations, qui bien que divisée par deux, restent une manne financière considérable pour le pays, informe l’enquête. Une étude de KPMG, un réseau international de cabinet d’audit, montre que les « recettes d’exportation générées par les produits du tabac en 2016, soit 561 millions de francs suisses ». Des chiffres comparables à « celle des principales denrées suisses exportées, comme le fromage (578 millions de francs) ou le chocolat (785 millions de francs) ».
Une fois arrivé à Tanger Med par voie maritime, ces cigarettes sont inspectés par les fonctionnaires de douanes. Mais ces derniers, selon l’enquête, ne vérifient que si elles sont réglementaires concernant le paiement des taxes. Sans pour autant vérifier les composantes des tiges ou leur toxicité. Seul le paiement des taxes est vérifié.
Double standard
Pourtant des tests en laboratoire – avec une machine conçue pour l’occasion – livrent un constat sidérant : « Les cigarettes fabriquées sur sol helvétique et vendues au Maroc sont bien plus fortes, plus addictives et plus toxiques que celles que l’on trouve en Suisse ou en France », peut-on lire dans l’enquête. Un double standard qui montre que les cigarettes consommées au Maroc possèdent une teneur supérieure de particules totales que celles sur le marché européen.
« Un échantillon de la marque Winston, par exemple, comporte plus de 16,31 milligrammes de particules totales par cigarette, contre 10,5 pour des Winston Classic achetées à Lausanne, indique l’article de Public Eye. Avant d’ajouter : Pour le monoxyde de carbone, qui a pour effet de réduire la quantité d’oxygène circulant dans le sang, les valeurs sont aussi très différentes selon qu’on fume une Winston Blue au Maroc (9.62 milligramme par cigarette) ou en Suisse (5.45 milligramme). Malgré l’appellation rassurante, fumer des Camel light à Casablanca revient à consommer des cigarettes plus nocives que des Camel Filters à Lausanne. »
Pourquoi les cigarettes vendues au Maroc sont plus fortes que leurs homologues sur le marché européen ? Joint par Public Eye, ni JTI (le fabricant des Winston et Camel), ni PMI (qui exporte les Marlboro), n’apportent de réponses. Pour PMI, ile ne faut pas se « concentrer sur les goudrons » car, selon un consensus scientifiques, il ne permet pas de donner une idée précise du risque et des dommages encourues. Sur les résultats en nicotine bien plus élevés que ceux indiqués sur les paquets, l’industriel explique qu’ils « sont conformes aux exigences de la norme ISO 8243, qui autorise un certain écart ».
“L’Afrique, un réservoir vivant de futurs fumeurs”
L’enquête montre que de telles variations sont possibles car la Suisse ne contrôle pas les cigarettes destinées à l’export, pas plus qu’elle s’intéresse à celles vendues localement. Les contrôles dans les usines y sont absents et les autorités laxistes. Régie par une « Ordonnance sur le tabac », les tiges peuvent être composés de produits de blanchiment des cendres, d’accélérateurs de combustions voir d’adhésifs et liants. Des produits qui, « à l’origine, […] ne sont pas destinés à être brûlés pour être ensuite inhalés », explique, à l’ONG suisse, Pascal Diethelm, président de l’association antitabac OxyRomandie. « Leur combustion produit souvent des substances toxiques, voire cancérogènes. »
Une liberté rendue possible dans un pays qui échappe au joug des réglementations de l’Union européenne, et où la réglementation pour les géants du tabac qui y sont installés sont bien plus souples. « Selon un rapport de KPMG paru en octobre 2017, les retombées totales (directes, indirectes et contributions publiques) de cette industrie sont estimées à 6,3 milliards de francs par an, soit environ 1% du PIB helvétique, » cite l’enquête. Sur les retombées fiscales, Public Eye informe « qu’elles ne sont pas négligeables », mais que le « secret est de mise ». Néanmoins, « il se murmure que la contribution de PMI représente la moitié des impôts payés par les entreprises du canton. »
C’est que l’enjeu financier est important. « L’Afrique est un réservoir vivant de futurs fumeurs », explique Marie Maurisse, qui a mené l’enquêté en collaboration avec Théa Ollivier, ancienne journaliste à TelQuel. C’est le continent où le nombre de fumeurs va exploser d’ici 2025, selon un rapport de l’OMS. C’est pour ça que pour les cigarettiers, c’est très important de conquérir les fumeurs dès leur plus jeune âge dans ces pays-là, notamment au Maroc. » L’OMS estime à 77 millions le nombre de fumeurs en Afrique, soit 6,5% de la population du continent. Un chiffre qui augmentera avec l’explosion démographique prévue. D’ici 2025, « ces chiffres augmenteront de près de 40% par rapport à 2010, soit la plus forte augmentation à l’échelle mondiale. »
De part sa position de carrefour, le Maroc constitue alors la porte d’entrée vers un marché qui s’annonce d’autant plus prospère pour les géants du tabac. D’après une étude du ministère marocain de la Santé, cité dans l’article, « 13% des fumeurs y ont moins de 15 ans. Et la proportion de filles qui fument est en passe d’égaler celle des garçons. » Une fidélisation précoce, qui à la vue de la capacité d’addiction de ces produits permet de garantir le nombre de ventes de ces produits sur le sol africain, compensant la baisse observée en Europe. Au Maroc, une loi de 2012 visait à limiter la teneur au goudron, nicotine et monoxyde de carbone. D’après l’enquête, le « décret d’application n’a jamais été édicté, et aucun laboratoire ne vérifie ces valeurs ».
La Suisse, un paradis pour les géant du tabac
Dans son enquête, qui a nécessité « plusieurs mois », Marie Maurisse explique qu’il a été « très difficile» de rencontrer les opérateurs du tabac installés en Suisse, ainsi que visiter leurs usines. Aucun des trois géant installés dans ce pays n’ont souhaité rencontrer la journaliste, donnant des éléments de réponse par l’intermédiaire de leur service de communication. Ces trois géants, installés au pays du Lac Léman, comptent parmi les leaders mondiaux de ce marché. Il s’agit de Philip Morris International (qui produit notamment les Marlboro), British American Tobacco (Lucky Strike, Pall Mall, Dunhill, Vogue …) et Japan Tobacco International (Winston, Camel…). À eux trois, leur chiffre d’affaires sur l’année 2017 s’élève à 73 milliards de francs suisse – plus de 650 milliards de dirhams.
Très influent, le lobby du tabac met tout en oeuvre pour séduire les nouveaux clients du marché africain au travers d’« une politique commerciale très agressive ». En 2017, le média britannique The Guardian explique que le groupe British American Tobacco a tenté d’entraver les gouvernements ougandais et kenyans de prendre des mesures de prévention contre le tabac. Ailleurs sur le continent, au Togo, Burkina Faso et Éthiopie, le lobbying a essayé d’inciter les gouvernements de ne pas mettre en place les paquets neutres, avançant que ceux-ci n’ont pas d’effet sur la baisse de la consommation.
Un discours pourtant totalement opposé en Europe où, comme le mentionne l’enquête de Public Eye, « les fabricants […] se sont mis à dénoncer les effets néfastes du tabac ». Ils se sont même engagés « pour un monde sans fumée » en investissant 80 millions de dollars par an, sur une période de douze ans. En vingt ans, les ventes de tabac en Suisse ont baissé de 38%, grâce aux campagnes de prévention et à l’augmentation des prix.