Après trois éditions elliptiques, la Biennale internationale de Casablanca (BIC) a pensé sa 4e édition, qui se tient jusqu’au 2 décembre, comme un projet curatorial ambitieux, capable de s’aligner qualitativement sur d’autres biennales du continent. Sur papier donc, on comprend que l’ère des expositions prétextes et thématiques expéditives est révolue.
Cette année, les clés de la BIC ont été confiées à la curatrice franco-camerounaise Christine Eyene, réputée pour son travail de Dakar à Londres. Prenant comme point de départ la thématique « Récits des bords de l’eau », l’historienne de l’art a pris le soin de sélectionner, au côté d’un comité curatorial, des artistes, confirmés ou émergents, avec des regards différents. « Ce projet n’est pas pensé avec pour seul objectif, les expositions présentées à Casablanca. Il s’inscrit dans une vision plus étendue, prenant en compte la multitude de ramifications entrant en jeu dans la réalisation d’un tel évènement. L’édition 2018 n’est pas un résultat final. C’est un point de départ, une pierre de touche permettant de jauger puis façonner et affiner une démarche beaucoup plus vaste, » écrit la commissaire dans sa note d’intention.
Sauf qu’entre l’intention et la réalisation, il y a un grand écart qui plombe le nouveau « départ » de la BIC. À la villa des arts de Casablanca, le principal spot de la Biennale —d’autres expositions sont programmées dans deux galeries GVCC et So Art, au musée Abderrahman Slaoui, à la Coupole ou à l’église Buena Ventura — l’effort est palpable.
Les artistes exposés ont un propos, et on se réjouit de découvrir le travail de l’artiste mauricien Shiraz Bayjoo qui explore, avec son installation La Recherche de Libertalia, l’histoire de la piraterie et celle de la traite négrière de la Compagnie française des Indes orientales à Madagascar. Il y a aussi le travail de l’artiste polonaise Magda Stawarska-Beavan et du Britannique Joshua Horsley qui ont réalisé une installation avec des images du détroit du Bosphore à Istanbul, une géographie hautement symbolique qui fait le pont entre l’Asie et l’Europe. Sans oublier l’installation de l’artiste marocain Said Rais La disparition de la mémoire, un projet autour de la disparition des salles de cinéma.
Une organisation bordélique
Si on ne s’attarde pas sur la scénographie, la mauvaise organisation, elle, saute aux yeux, flagrante. Le jour même du vernissage, plusieurs artistes nous ont affirmé n’avoir toujours pas réceptionné ou accroché leurs œuvres, d’autres ont été déplacés d’un espace d’exposition à un autre à la dernière minute, le programme officiel ne prenant pas du tout en compte les différents changements opérés en cours de route, etc. Ce sont les artistes qui en parlent le mieux.
Mehryl Levisse a interrompu le 26 octobre sa performance Nature Morte pour un moment de silence en signe « de protestation et de soutien » aux artistes qui s’estiment « lésés » par l’organisation de la biennale. Trois jours plus tôt, plusieurs artistes sélectionnés à la BIC ont signé une lettre adressée à la curatrice Christine Eyene et au fondateur de l’évènement Mustapha Romli.
« Conscient.e.s des lacunes des précédentes éditions de la BIC, nous avons tous accepté d’y prendre part en espérant une amélioration et une restructuration de l’ensemble. (…) Force est de constater que jusqu’ici nous vivons une désillusion complète et en contradiction avec les promesses faites. Nous trouvons incompréhensible ce manque de communication entre les artistes et les organisateurs et ce point justifie notre incapacité à être confiants, compréhensifs et solidaires, » peut-on lire dans la lettre. Signée par 15 des 37 artistes participants à la Biennale, cette lettre énumère plusieurs problèmes structurels auxquels les artistes ont fait face en prenant part à cette biennale.
La lettre qui accable la BIC
Ils pointent du doigt un désengagement à la dernière minute de la Biennale à produire certaines œuvres, pourtant sélectionnées par le comité curatorial, faute d’argent. « Au lieu de présenter les projets proposés au départ, et pour lesquelles nous avons été sélectionnés par votre comité, nous recevons un mail qui nous explique qu’il faut montrer de vieilles pièces ou payer la production nous-même », écrivent les artistes lésés.
Ils reviennent aussi sur le mutisme des organisateurs sur les questions techniques liées à l’accrochage et la scénographie. « Il est important de préciser que pour repenser la disposition d’un projet, des photographies et un plan détaillé de l’espace où ce dernier sera présenté sont nécessaires. Nous ne disposons toujours pas de ces éléments » tranchent-ils. Et ça ne s’arrête pas là. Ils critiquent aussi le fait que certains artistes invités ne soient pris en charge qu’à partir du 26 octobre, à savoir le jour du vernissage de la BIC, alors que plusieurs d’entre eux « sont obligés d’être sur place plusieurs jours avant la Biennale pour faire le montage des œuvres ».
Du côté des organisateurs, on nuance le constat accablant des artistes signataires de la lettre. « Il faut préciser que nous n’avons pas les moyens de produire l’ensemble des œuvres exposées dans la biennale. Ce qui est sûr, c’est que plusieurs artistes ont pu bénéficier d’une aide à la production, » explique Mustapha Romli fondateur de la biennale.
Il détaille que les créations de quatre artistes ont été financées par la BIC à savoir l’Egyptien Ibrahim Ahmed (signataire de la lettre), le Mauricien Shiraz Bayjoo, le Français Rémy Bosquère (signataire de la lettre aussi) et le Réunionnais Yohann Queland de Saint-Pern. En plus des tirages photographiques de cinq artistes : les Marocains Saïd Raïs, Yorias Yassine Alaoui et M’hammed Kilito et les Tunisiens Haythem Zakaria et Héla Ammar. Trois de ces artistes ont aussi signé la lettre (sauf Yassine Alaoui et Héla Ammar). D’autres institutions ont contribué aux financements des œuvres comme la galerie casablancaise GVCC qui a produit l’œuvre de l’artiste franco-béninois Emo de Medeiros, une structure de la Nouvelle-Zélande a financé le travail de l’artiste Margaret Aull et enfin l’Université du Lancashire central qui produit l’œuvre de Magda Stawaska Beavan et Joshua Horsley. Les autres ont dû se débrouiller seuls.
Casa Events a-t-elle laissé tomber la biennale ? Son DG dément.
Mostapha Romli attribue le problème du budget à un partenaire, la société de développement locale Casa Events et Animation, qui aurait lâché la biennale à un mois de la tenue de l’évènement. « Nous étions supposés avoir un budget de 850.000 dirhams de la SDL Casa Events. Un contrat a été préparé, la biennale l’a signé, mais notre partenaire ne l’a pas fait. On s’est retrouvé pris de court à un mois de l’évènement, » lâche Mostapha Romli.
Le directeur général de Casa Events Mohamed Jouahri a une autre version de l’histoire. « Il est vrai qu’au mois de mai ou de juin, nous avons été approchés par les organisateurs de la biennale. Il y a eu des tractions, il y a eu un projet de contrat qui n’a pas abouti. Ils se sont pris relativement tard et ce partenariat n’a pas pu se concrétiser, » nous précise le patron de la SDL. Ce n’est donc encore pas pour cette fois que la Biennale de Casablanca décollera. Reste à souhaiter que d’ici deux ans, pour la 5e édition, les pendules seront réglées. Chrisitine Eyene y veillera, elle rempile à son poste pour BIC 2020.
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