Rencontré au colloque international du Conseil supérieur de l’Education, de la Formation et de la Recherche scientifique sur l’innovation éducative et la dynamique de la réforme au Maroc, le 9 octobre à Rabat, Alejandro Paniagua Rodriguez, chercheur à l’Université autonome de Barcelone et consultant pour le projet de pédagogie innovante pour un apprentissage puissant au Centre de recherche et d’innovation (CERI) affilié à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), nous parle de l’innovation éducative.
Pour lui, elle est régulièrement promue pour détourner l’attention des vraies problématiques rencontrées par les différents systèmes éducatifs à travers le monde : c’est-à-dire les inégalités et les coupures budgétaires forcées par le « néo-libéralisme » des pays du Nord.
TelQuel : Il y a-t-il une obsession avec l’innovation dans l’éducation ?
Alejandro Paniagua Rodriguez : Depuis le « choc PISA » de 2000, (la publication des résultats de l’enquête du Programme international pour le suivi des acquis des élèves pour l’année 2000 a surpris de nombreux pays d’Europe – l’Allemagne, le Portugal, la Pologne, l’Estonie – qui ont vu leurs élèves mal classés sur nombre d’aspects de l’apprentissage, ndlr) les pays de l’OCDE ont initié une course vers l’efficacité, afin de tirer le maximum de profit de l’argent qu’ils investissent dans l’éducation. C’est de là qu’est née une obsession pour les résultats.
Aujourd’hui, ces résultats ne correspondent plus à leurs agendas. Aussi, puisque l’Europe est en train de devenir de plus en plus néolibérale, la compétition s’est installée entre les pays, et c’est ce qui justifie pour eux la course à l’innovation. Dans les pays en développement, où le but est plutôt de construire les bases solides de l’éducation, on ne veut plus attendre 15 ans pour voir les premiers résultats positifs.
Alors on se tourne vers de nouvelles manières de fournir les bases d’un système éducatif de qualité, qui ne sont pas forcément considérées comme des innovations en Europe. Prenez les livres et les manuels par exemple, les pays en développement sont très intéressés par le mobile-learning, les livres digitaux, car ils coûtent moins cher et profitent à un plus grand nombre. Je pense également qu’il faut en finir avec les débats sur la définition de l’innovation.
Aujourd’hui, les politiciens, que ce soit au Nord ou au Sud, se perdent dans des discussions interminables sur comment aborder la question de l’innovation. On entend par exemple beaucoup de bruit sur la qualité du personnel enseignant, mais n’est-ce pas juste une manière de détourner l’attention des vraies problématiques, à savoir celle des inégalités ? Tout à coup, tous les regards se pointent sur les enseignants, comme si l’éducation été censée résoudre tous les maux d’un pays, ce qui n’est pas le cas.
Dans votre intervention vous souligniez le fait que l’innovation est, dans beaucoup de pays, un mot-clé qu’on aime bien placer dans les rapports gouvernementaux…
Il s’agit en réalité d’une tendance globale. C’est ce qu’Antonio Novoa appelle le planet-speak. Des mots séduisants rabâchés de manière transfrontalière par les experts sans prendre compte des réalités sociales de chaque région, et qui sont acceptés comme étant la vérité, car tout le monde s’y réfère comme étant la solution aux problèmes. On parle d’innovation, d’implication des parents, d’ouverture des classes, etc. Au fond, on ne sait pas de quoi on parle concrètement. Faut-il transformer physiquement les écoles, faut-il investir davantage dans l’infrastructure, dans les salaires du personnel éducatif ?
C’est pour moi une manière d’éviter de parler des sujets plus sensibles, comme l’inégalité ou l’inefficacité. N’oublions pas que ceux qui promeuvent cette tendance sont des pays néolibéraux, et n’oublions pas toutes les coupures budgétaires instaurées par leurs gouvernements. Dans ce cas, le discours sur l’innovation n’est-il pas une manière de faire de l’ombre aux licenciements des enseignants, à la baisse des financements publics des écoles et des universités ?
Quelle est la fausse idée majeure qu’on a de l’innovation ?
A mon sens, c’est l’utilisation des nouvelles technologies et l’introduction d’appareils électroniques dans les salles de classe. C’est une énorme idée erronée. Ça me rappelle une citation célèbre tirée du livre Le Guépard de Giuseppe Tommasi, qui raconte les péripéties d’une famille aristocratique italienne au moment de la révolution garibaldienne et qui parvient à garder toutes ses possessions : « Tout changer pour que tout demeure« .
Pour les responsables publics, introduire la technologie est la manière la plus facile de vanter l’innovation dans l’éducation, tout en ignorant le débat sur les techniques d’enseignement ou sur la scolarisation, etc. En réalité, il n’y a aucune preuve empirique concernant l’impact des technologies de l’information et de la communication (TIC ) sur les résultats scolaires. Mieux encore, quand on pense à des pays très friands des technologies de l’information et de la communication, on pense immédiatement à Singapour, à la Corée du Sud, à la Chine ou encore au Japon. Ironiquement, ces trois derniers sont les pays où l’on utilise le moins les TIC dans les écoles. Il y’a moins de TIC dans les classes à Singapour qu’en Jordanie ou en Espagne par exemple. Ironiquement, ces quatre pays sont dans le top step des résultats du PISA 2015.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas profiter des possibilités offertes par les TIC au sein des salles de classe dans les projets scolaires par exemple, mais savons-nous réellement comment les utiliser ? Les élèves sont-ils prêts psychologiquement à passer d’une utilisation « clandestine » des smartphones dans les salles de classe à une utilisation dite « régulière » ? Les méthodes de transmission du savoir et d’évaluation de celui-ci sont-elles préparées à ce changement ?
Les pays en développement comme le Maroc devraient-ils orienter leur inspiration vers les expériences de pays similaires plutôt que vers des pays dits de référence, comme la Finlande ou Singapour par exemple ?
C’est un défi majeur que doit relever le PISA s’il veut survivre. Aujourd’hui, le spectre des pays couverts par le programme reste très hétérogène et composé essentiellement de pays européens, nord-américains, asiatiques… En Amérique du Sud, seuls l’Uruguay, le Brésil, l’Argentine, le Pérou et le Chili y participent. En Afrique, la Tunisie uniquement.
A mon sens, une meilleure diversité régionale permettra aux pays de mieux échanger leurs best-practices sur certaines problématiques précises. À titre d’exemple, le Maroc, comme d’autres pays d’Afrique, pourrait s’inspirer du Pérou en matière d’éducation dans le milieu rural, et vice-versa. Les possibilités de clusters éducationnels sont infinies. Les expériences australienne et canadienne en éducation des populations indigènes pourraient inspirer les pays d’Amérique latine. Ceci dit, il est vrai que les pays du Nord ont emmagasiné un savoir-faire sur certains aspects du système éducatif, dont à peu près tous les pays du monde pourraient profiter. La bonne gouvernance par exemple.
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