Dans la toute petite ville de Bouchane, située à 50 km de Benguerir, tout le monde en parle. Dans les cafés, devant l’école, dans l’intimité des maisons, petits et grands ont tous vu la vidéo. Mardi 27 mars, dans l’après-midi, la vidéo de l’agression sexuelle d’une jeune fille a fait le tour des réseaux sociaux. D’une insoutenable violence, les images montrent pendant moins d’une minute l’adolescente plaquée au sol par son agresseur qui tente visiblement de la violer. La scène s’est produite ici, dans les environs de Bouchane, en janvier 2018.
Deux jours plus tard, jeudi 29 mars, lorsque nous nous rendons dans le douar Maalim Eloud, où vivent R., la jeune victime et sa famille, il règne une drôle d’ambiance. C’est jour de mariage chez les voisins. La musique chaabi et les youyous contrastent avec l’ambiance de deuil dans laquelle nous reçoit Mustapha, le père de la jeune fille. Dans son petit riad baigné de lumière, l’homme abattu nous raconte, le regard triste, comment il a appris la nouvelle.
« Mustapha, tu as vu la vidéo sur internet ? »
« Je ne l’ai appris que mercredi matin », lance Mustapha. Le père de la jeune fille se réveillait tranquillement, sirotant son café du matin, quand son téléphone sonne. C’est un ami et policier « Mustapha, tu as vu la vidéo sur internet ? ». L’homme, un retraité aux doux yeux bleus, ne comprend pas. Les réseaux sociaux, internet… Tout ça, ce n’est pas trop son truc. Le policier lui demande de passer à la brigade. Mustapha et sa femme s’y rendent sans bien comprendre de quoi il s’agit. C’est dans le bureau de son ami que Mustapha voit et comprend enfin. Sur le petit écran, il voit sa fille de 17 ans se faire agresser par un jeune homme.
Sous le choc, les parents et les policiers se rendent à l’école de la jeune fille, en 3ème année collège à Bouchane. Ces derniers lui demandent de leur raconter ce qu’il s’est passé. « Elle n’osait pas parler devant moi. Elle avait honte. Alors je suis sorti et elle leur a tout expliqué… », confie son père. R. explique qu’elle était avec deux autres amies sur le chemin qui mène du douar à Bouchane. Deux garçons à mobylette se sont arrêtés et l’ont attrapé, jetant des pierres sur les deux autres amies qui se sont alors enfuies. « Elle ne nous avait rien dit mais on voyait bien qu’elle allait mal depuis quelques temps, se souvient Mustapha. L’école nous avait appelé plusieurs fois car elle tombait dans les pommes. Mais même à sa mère elle ne disait rien, seulement qu’elle avait mal à l’estomac ». Même chose pour les deux amies qui n’en touchent mot à personne.
Trois arrestations
Le jour même, le colonel de la brigade se rend à Bouchane pour secouer les troupes. Mustapha raconte qu’après ça, « les policiers avaient attrapé l’agresseur en trente minutes à peine», Y., 21 ans, un jeune homme habitant un douar voisin situé à une dizaine de kilomètres. Le garçon, conducteur de tracteur dans les champs d’oliviers, ne nie pas et raconte toute l’histoire aux policiers. Il est alors arrêté ainsi qu’un autre de leurs amis. Ce dernier, absent le jour de l’agression, avait été informé de l’histoire. Le troisième garçon, H., auteur de la vidéo, fils de celui qu’on appelle ici « le raïs », a été arrêté le lendemain matin, à Bouchane.
Aujourd’hui R. n’est pas à la maison. Elle et sa mère sont parties à Marrakech pour que la jeune fille soit prise en charge psychologiquement. « Depuis qu’elle sait que la vidéo est sur internet, elle va encore plus mal. Elle n’arrête pas de pleurer, elle ne mange plus, elle ne dort plus… », souffle son père. L’homme, marié à deux femmes et père d’une famille nombreuse s’est toujours inquiété pour ses filles. Avant de s’installer ici à Bouchane à sa retraite en 2013, il travaillait comme artisan à Marrakech. « J’ai toujours eu peur ici pour mes filles lorsqu’elles sortent dehors. Les routes sont dangereuses, il n’y a pas de lumière et des jeunes trainent souvent. Mais je veux qu’elles aillent à l’école, c’est important pour moi », explique-t-il dans un élan de lucidité.
Bouchane sous le choc
Le lendemain, le silence règne toujours à Bouchane. L’atmosphère est lourde. Ce midi, l’imam de la mosquée de Bouchane consacre le prêche à la jeune fille. Au même moment, dans l’un des petits snacks qui longent la route vers le collège, un groupe de jeunes garçons, collégiens et lycéens mélangés, grignotent des sandwichs au fromage à la pause déjeuner. « Si on a vu la vidéo ? Bien sûr. Tout le monde l’a vu au collège », nous lance l’un d’entre eux, en cherchant un soutien dans le regard de ses camarades.
Ici, tout le monde connaît la jeune fille et les deux garçons. L’un d’entre eux, un peu plus âgé que le premier, lance timidement : « On connaît les gars qui ont fait ça, ils sont supers cool. On ne comprend pas… ». La serveuse du restaurant voisin acquiesce : « Ces deux familles sont très respectées ici. Ils sont très gentils ! ». Il n’y a pas une seule fille autour de la table. Quand on leur demande pourquoi, les enfants nous répondent qu’elles mangent plus loin, « de leur côté ».
Le long de la route qui mène au collège, nous rencontrons Saïda, une jeune lycéenne qui marche d’un pas assuré vers l’école. « A chaque fois qu’on prend cette route on se fait embêter. Souvent je me fais draguer, parfois je me fais suivre… Il n’y a pas un jour où je marche ici tranquillement », nous explique la jeune fille habitante d’un douar situé à une dizaine de kilomètre d’ici. Devant l’école, des grappes de jeunes étudiants attendent de rentrer en classe. Ils sont séparés : les filles d’un côté, les garçons de l’autre.
Bouchra, une amie de R., avoue être encore sous le choc. « Il y a pleins de filles qui ne sont pas venues au collège à cause de ce qui s’est passé ! Moi, mes parents m’ont dit de faire très attention sur la route. De ne pas marcher toute seule, de rester en groupe et de bien rentrer à la maison quand les cours sont finis ». Non loin, la jeune Soukaina raconte que son père et ses frères ne voulaient pas qu’elle aille à l’école après ça. « J’ai dû insister pour qu’ils me laissent partir », lance la jeune fille.
Abdelmajid Bouykarouane, le directeur du collège de Bouchane semble dépassé. En poste depuis cinq ans, l’homme affirme « ne jamais avoir vu une chose pareille ». Pour «dédramatiser l’évènement et sensibiliser les enfants», il a fait venir la veille, une médecin généraliste de la région pour parler de l’évènement et répondre aux questions des élèves. « Elle leur a expliqué ce qui c’était passé et leur a dit qu’il ne fallait pas que cela les décourage de venir à l’école », lance le directeur, en faisant défiler les photos de l’évènement sur son téléphone.
Lorsqu’on lui demande s’il a remarqué l’absence d’étudiantes depuis la diffusion de la vidéo, le directeur rétorque aussitôt, presque agacé : « Il n’y a aucune absence constatée. Les parents utilisent ce prétexte pour ne pas envoyer leurs enfants à l’école car c’est compliqué pour les transports ».
Mineurs sans surveillance
En effet, ce problème de transports est récurrent dans le discours des habitants de Bouchane et des douars alentours. Pour eux, cela est lié à l’agression de R. Devant l’école, de nombreux élèves qui n’ont pas cours attendent là parfois pendant plusieurs heures le transport scolaire qui les ramènera chez eux. Bouchra a fini à 14 heures aujourd’hui. Le transport scolaire ne viendra pas avant 18h : « J’habite dans un douar situé à 20 km d’ici. Je ne peux pas faire de stop c’est trop dangereux. Alors je reste là, sur ce petit banc, tout l’après-midi ».
Devant le collège-lycée ou dans les cafés, des jeunes attendent tout l’après-midi que le temps passe. Un lycéen nous raconte que parfois quand il n’a pas cours l’après-midi il «zone en attendant le bus ou alors il fait du stop» pour rentrer chez lui. Derrière lui, un ancien élève, engoncé dans une grosse doudoune aux motifs militaires, se souvient : «Quand on avait un trou dans notre emploi du temps, le personnel de l’école nous laissait sortir. Alors comme on avait rien à faire en attendant le bus, on traînait dehors, on fumait du shit. On n’a pas d’autres endroits où aller ».
Comme la plupart de ses camarades, R. doit elle aussi emprunter la longue route sinueuse et rocailleuse, longée de haies et de buissons, qui relie le douar à la route qui mène jusqu’à son école. C’est sur celle-ci qu’elle s’est faite agressée en janvier dernier.
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