Interview exclusive. Nadia Fassi Fehri: “Nous investissons 2 milliards de dirhams par an”

PDG de Inwi depuis 2015, Nadia Fassi Fehri s’exprime dans cet entretien sur la situation financière de l’opérateur télécoms, sa stratégie et ses ambitions, aussi bien au Maroc qu’en Afrique subsaharienne. Et nous éclaire sur le conflit qui l’oppose à Maroc Telecom au sujet du dégroupage dans le fixe et l’ADSL

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PDG de la filiale télécoms de la SNI depuis 2015, Nadia Fassi Fehri accorde peu d’interviews. Deux au total depuis sa nomination à la tête d’Inwi. « Elle sort une fois par an », arguent ses équipes com’. Sa réputation de dame de fer la précède, elle qui a passé toute sa carrière dans le groupe royal, et a travaillé un temps auprès du secrétaire particulier du roi, Mounir Majidi, dans son business publicitaire. Mais quand elle nous reçoit, un lundi matin, dans son bureau de Sidi Maârouf, on découvre une femme joviale, souriante, affable et cultivée. Aux antipodes du cliché de personnage austère et rigide qui lui est souvent accolé, elle répond du tac au tac et sans chichis, naviguant avec aisance entre télécoms, histoire et devenir de l’humanité. Dans cette nouvelle sortie, qu’elle a choisi d’accorder à TelQuel, elle fait le point sur le développement d’Inwi qui, après avoir raté son lancement il y a onze ans, semble avoir atteint sa vitesse de croisière, avec un bilan sain et un endettement presque nul, confie-t-elle. Alors, combien l’opérateur génère-t-il de chiffre d’affaires ? Engrange-t-il des bénéfices ou pas ? Malgré notre insistance, la PDG refuse de donner des chiffres. En revanche, quand on aborde le sujet du dégroupage, elle se lâche, révélant pour le coup son côté “dame de fer”. Une femme de poigne, qui livre depuis trois ans une bataille sans merci à Maroc Telecom, afin de pouvoir mettre un pied dans le marché du fixe et de l’ADSL — qui reste à ce jour une chasse gardée de l’opérateur historique. Une guerre de marché entre concurrents, mais qu’elle vit comme un combat quasi philosophique, accusant à demi-mot l’opérateur historique d’empêcher le Maroc d’entrer dans le progrès, dans la nouvelle ré- volution industrielle. Un sujet qui semble la passionner : “Ma grand-mère était une femme qui s’émerveillait de toutes les inventions du début du 20e siècle. Elle bénissait dans ses prières l’inventeur du réfrigérateur, de la télé… Je me sens un peu comme elle aujourd’hui, avec toutes les évolutions et transformations que connaît le monde…”, nous raconte cette lectrice de Yuval Noah Harari, comme pour exprimer son émerveillement de la nouvelle épopée d’Homo Sapiens.

Inwi a été lancé il y a onze ans. Et les débuts ont été particulièrement difficiles. Comment se porte aujourd’hui l’entreprise ?

L’entreprise est entrée dans une phase de maturité. Nous sommes presque totalement désendettés. Nous avons une capacité financière qui nous permet aujourd’hui de réinvestir tout le cash flow que nous générons. Ce qui nous laisse la possibilité de continuer d’investir massivement.

Vous avez annoncé en 2016 que vous comptez investir 10 milliards de dirhams sur cinq ans. Où en êtes-vous ?

Nous continuons sur le même rythme, à raison de 2 milliards de dirhams par an, voire un peu plus. On ne peut pas arrêter le rythme de l’investissement dans ce secteur. En 2017 par exemple, nous avons développé notre réseau 4G en l’élargissant à 70 nouvelles villes. Et nous avons l’intention d’avoir un ré- seau Full 4G pour cette année. Tous nos clients auront accès à la 4G en 2018.

Dans quel segment investissez-vous le plus ?

Principalement dans le réseau haut débit mobile, mais aussi dans la fibre optique pour le résidentiel et les entreprises. En 2017 par exemple, suite à un appel d’offres que nous avons gagné, nous avons développé avec succès le réseau interuniversitaire Marwan. Ce projet est aujourd’hui une référence à l’échelle continentale. Nous avons aussi gagné l’appel d’offres de la Banque Populaire pour le développement de la connectivité de près de 1000 agences, que nous sommes en train de déployer. Nous sommes d’ailleurs en train de réaliser un réseau similaire pour Attijariwafa bank.

Le projet Attijari est également passé par appel d’offres ou a-t-il été négocié de gré à gré au vu de la relation de groupe qui vous lie ?

C’était un appel d’offres. En fait, pour ne rien vous cacher, ils nous ont fait confiance après le groupe Banque Populaire. Wana était pionnier dans le développement des solutions fibre pour les entreprises, il y a dix ans déjà. On continue donc dans ce positionnement. Et, bien entendu, que ce soit pour les entreprises de taille moyenne que pour les particuliers, nous continuons de développer des technologies alternatives comme Internet par satellite, que nous voulons démocratiser pour toucher le maximum de personnes. Idem pour l’ADSL, qui reste une technologie importante, et où nous continuons également le combat du dégroupage.

Entre fibre, Internet par satellite et ADSL, quelle est la technologie que vous privilégiez dans votre stratégie ?

En réalité, nous raisonnons en mix technologique pour apporter, de la manière la plus pertinente possible, les solutions accessibles en Internet au plus grand nombre. Cette approche est dans l’ADN de Inwi, qui a été créé pour démocratiser l’accès à la télé- phonie mobile dans un marché où la culture du bip était répandue. Ce qui a changé après l’arrivée de Inwi qui, en moins de cinq ans, a transformé les usages. Les gens parlent aujourd’hui de façon très spontanée et il n’y a plus de frein à l’usage de la téléphonie mobile. A présent, on assiste à une nouvelle transformation du secteur. Ce n’est plus tellement parler au téléphone qui est important, mais avoir accès à Internet. Donc, ce que nous avons fait pour le mobile, nous sommes en train de le réaliser pour Internet.

Les chiffres de l’ANRT pour l’année 2017 démontrent une tendance baissière de la consommation mobile à tous les niveaux : minutes, sms, appels internationaux… Comment l’expliquez-vous ?

C’est la baisse des anciens usages. En 2017 par exemple, l’usage Data sur notre réseau a augmenté de plus de 80%. Ce que nous sommes en train de vivre, comme dans tous les pays du monde d’ailleurs, c’est tout simplement la digitalisation, la quatrième révolution industrielle. Il y a une anecdote que je raconte souvent à mes équipes pour illustrer cette transformation : “Dans un café, une personne demande au serveur ‘il n’y a pas la télévision pour regarder le match de foot Côte d’Ivoire-Maroc ?’Le serveur lui répond ‘il n’y a pas de télé, mais il y a le téléphone’”. Jamais nous n’aurions pensé spontanément regarder un match de foot sur un téléphone il y a encore trois ans. C’est pour cela que l’accès à Internet pour tous, à un prix abordable, le plus vite possible, est essentiel. Et qu’on milite depuis deux ans pour la démocratisation d’Internet.

Voilà qui nous amène à la question du dégroupage. Vous avez adressé en 2016 une mise en demeure à Maroc Telecom pour vous plaindre des freins que vous met l’opérateur historique sur le fixe et l’ADSL. Les choses ont-elles évolué depuis ?

Il faut comprendre déjà ce qu’on demande. Quand vous construisez un immeuble ou une maison, le promoteur met en place les tuyaux pour faire arriver l’eau, l’électricité et la prise de téléphone pour le fixe et l’ADSL. Avant, il y avait un opérateur historique qui était seul et qui a branché ces différentes habitations déjà installées. Le dégroupage, c’est de ne pas avoir à aller remettre de nouvelles prises de téléphone supplémentaires dans les maisons, mais simplement se rendre chez l’opérateur historique pour y brancher nos propres équipements et pouvoir offrir l’ADSL à nos clients. Bien sûr, en contrepartie, nous devons payer des frais d’accès à l’opé-rateur historique. Les pouvoirs publics ont décidé d’obliger l’opérateur historique à le faire depuis maintenant plus de dix ans et lui ont même adressé un avertissement en 2016 lié au retard pris sur le dé groupage. Mais force est de constater que les choses n’évoluent toujours pas dans le bon sens. Là-dessus, on est clairement en litige avec l’opérateur historique. Ce qui est tout à fait normal quand vous regardez les benchmarks au niveau international. Quelqu’un qui est en monopole sur un marché fait tout pour ne pas l’ouvrir… Or le dégroupage devient essentiel pour généraliser rapidement l’accès à Internet. Vous imaginez qu’il y a aujourd’hui 2 millions de foyers déjà équipés ne bénéficiant pas encore du service Internet haut débit rapidement. Nous avons pris beaucoup de retard et nous ne pouvons pas nous le permettre. Nous devons faire en sorte que cela change pour que notre pays ne souffre pas d’un sous-développement numérique !

Le management de l’opérateur historique a un argument. Il dit qu’il a investi massivement dans ce réseau et que vous n’avez qu’à investir aussi…

C’est l’explication qui nous a toujours été donnée pour justifier que l’opérateur historique n’est pas obligé de partager quoi que ce soit et que nous n’avons qu’à investir. Là, je dois vous dire que quand il s’agit de notre réseau mobile, on investit massivement. Ça prouve bien que quand on doit investir, on le fait. Mais sur le fixe et l’ADSL, il s’agit de tout le réseau cuivre qu’il y a dans les maisons et les bureaux. Vous imaginez bien qu’on ne peut pas revenir casser l’intérieur des maisons pour refaire le cuivre… Généralement, quand vous analysez les benchmarks à l’international, un opérateur historique ne saute le pas du dégroupage que quand le coût de ne pas ouvrir est plus cher que le coût d’ouvrir…

Aujourd’hui, seul un million de foyers sur six ont accès à l’ADSL. Peut-on dire que Maroc Telecom empêche le développement de cette technologie et donc l’accès à Internet au plus grand nombre ?

Ça s’appelle l’optimisation du monopole. Par définition, un monopole ne couvre pas la majorité de la population. Ce qui fait que vous avez à peu près un million de clients de l’ADSL au Maroc alors qu’au total il y a trois millions de foyers qui ont le cuivre. Il faut créer de la concurrence pour généraliser l’accès à l’ADSL. Ce n’est pas une technologie dont on peut se passer. Regardez en Europe, plus de la moitié des clients du très haut débit y ont accès par l’ADSL. C’est donc maintenant qu’on doit accélérer les choses. Car peut-être que dans dix ans, ce ne sera plus utile. C’est maintenant que les gens ont besoin d’Internet. Ils ont besoin d’un bon Internet, avec un bon débit, une bonne fiabilité… On est un des rares pays où quand les gens rentrent à la maison, ils ne switchent pas de leur téléphone mobile à leur réseau wifi. Ils continuent d’utiliser la 4G mobile parce qu’elle est plus performante et moins coûteuse. C’est une aberration par rapport à ce qui se passe dans le monde, là où le dégroupage a fonctionné. C’est grâce à la concurrence que nous avons connu ce développement fulgurant du mobile, qui fait du Maroc aujourd’hui un modèle dans la région. On veut donc la même chose sur le marché du fixe et de l’ADSL.

Où est-ce que ça bloque justement ? Dans les tarifs des redevances que vous devez payer à l’opérateur historique ou ailleurs ?

Il y a un ensemble de griefs que nous avons adressés à l’ANRT, aussi bien sur le plan tarifaire, technique, qu’opérationnel. Nous avons aussi présenté plusieurs benchmarks qui montrent les bonnes pratiques à l’international. Ce qui nous intéresse dans cette histoire, c’est le développement numérique du pays. Le citoyen marocain a suffisamment attendu…

En 2016, vous avez déclaré à La Vie Eco qu’on avait besoin d’un nouveau cadre réglementaire… Maintenez-vous cette revendication ?

On a un cadre réglementaire, mais il faudrait qu’il soit respecté. Ensuite, nous avons réalisé de grandes évolutions dans le secteur. Nous avons d’ailleurs déposé une saisine auprès de l’ANRT en décembre 2016 à ce sujet. Elle est en cours d’instruction. Nous souhaitons que les choses s’accélèrent pour pouvoir ouvrir d’une façon concrète l’accès au marché du fixe et de l’ADSL.

Est-ce que vous disposez actuellement d’une offre fixe et ADSL au cas où cette affaire du dégroupage serait résolue ?

Bien entendu. Mais il faut les conditions pour que notre offre soit compétitive, sur le plan économique, tarifaire et opérationnel. On a déjà investi plusieurs dizaines de millions de dirhams dans l’ADSL. Mais en attendant l’ouverture du marché, on continue d’offrir de nouvelles solutions à nos clients. Nous avons ainsi été le premier opérateur en 2017 à offrir une box 4G (i-dar Duo) illimitée, sans engagement et sans installation, afin d’encourager les foyers qui n’ont pas d’autres solutions intéressantes pour accéder à Internet. Ce sont des solutions innovantes qui sont développées en Europe pour aller dans des zones où le filaire est coûteux, ou dans des zones qui n’ont pas l’ADSL. Le Vsat, technologie par satellite, peut aussi fournir l’accès aux foyers qui n’ont pas accès à l’ADSL.

Parlez-nous justement de votre 4G illimité i-dar Duo. Combien de clients avez-vous pu toucher avec cette solution ?

On dénombre plusieurs dizaines de milliers de clients en moins d’un an, soit le double de nos objectifs. On ne s’attendait vraiment pas à cela. Bizarrement, nous avons eu des clients qui avaient l’ADSL et qui ont migré vers notre box. Ce qui n’était pas notre cible au départ, car un client ADSL non satisfait doit pouvoir bénéficier justement du dégroupage. C’est plus logique.

Inwi a un parc mobile de 10 millions d’abonnés, soit 23% de parts de marché. Ce qui vous place en troisième position après Maroc Telecom et Orange. Est-ce qu’on peut envisager de voir un jour Inwi prendre la deuxième, voire la première place du podium ?

Nous sommes convaincus que quand vous avez la meilleure offre du marché, les clients suivent forcément. Et il est clair que nous avons la stratégie pour avoir le réseau le plus rapide, le plus fiable et le plus sécurisé, et même la meilleure couverture territoriale. Dans le mobile, nous avons cet objectif. Cela étant dit, nous ne faisons pas la course à la part de marché volume, surtout sur un marché qui dispose d’un taux de pénétration de près de 130%. Nous nous concentrons sur la valeur et la fidélisation de nos clients. Par exemple, nous avons lancé une refonte complète et innovante de notre programme de fidélité en faisant bé-néficier tous nos clients, postpayés et prépayés, d’un programme à pointspour pouvoir choisir chaque semaine le cadeau qui leur convient. C’est le seul programme de fidélité qui permette ce choix. Nous avons aussi démontré notre volonté de toujours innover pour nos clients dans le segment du postpayé, en étant les premiers à lancer un forfait communautaire qui permet aux jeunes de communiquer ensemble de manière extrêmement accessible, en restant connectés aux réseaux sociaux quand leur solde Internet est épuisé. Ce type d’innovation nous a permis d’avoir en 2017 la plus forte croissance sur le segment du postpayé à hauteur de 23%. Cette stratégie continue à porter ses fruits, Inwi reste le 2e opérateur télécoms en termes de chiffre d’affaires.

Avez-vous des ambitions dans le paiement mobile, maintenant que le marché s’ouvre ?

Oui, c’est une opportunité que nous comptons saisir. Nous avons déjà fait notre demande d’agrément à Bank AlMaghrib. Nous aurons des choses à proposer aux Marocains dans un avenir très proche.

Vous avez répondu en 2015 à un appel à soumission d’intérêt en Côte d’Ivoire pour l’ouverture d’une quatrième licence télécoms. Ce qui a montré votre intérêt pour l’Afrique subsaharienne. Avez-vous toujours des plans pour le continent ?

Inwi a de l’expertise et une solidité financière qui lui permettent d’envisager un développement en Afrique. Nous regardons donc sereinement toutes les opportunités qui se pré- sentent à nous.

Inwi a accueilli en 2009 deux actionnaires koweïtiens dans son tour de table : l’opérateur Zain et le fonds Al Ajial. A part l’apport en fonds propres, quelle a été la valeur ajoutée de ces deux actionnaires ?

Inwi a la particularité d’être le seul opérateur à capitaux majoritairement marocains, dont les revenus sont 100% marocains, et dont l’intérêt est complètement lié au développement digital du pays. Nous avons un alignement parfait de nos intérêts économiques avec le développement du pays. Par ailleurs, nous sommes une entreprise dont le pouvoir de décision est au Maroc. C’est très important. Cela étant, nous faisons appel à toutes les compétences internationales. Nous sommes ouverts sur le monde. Et Zain, qui est un grand opérateur pré- sent dans plusieurs pays, est en quelque sorte notre ouverture sur le monde, en plus de tous les talents étrangers qui travaillent au sein de Inwi, puisque nous comptons pas moins de vingt nationalités différentes au sein du groupe.

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