A l’instar d’un Dante qui se serait trompé de siècle, j’avais organisé mon Tanger cinématographique, au début des années 1960, en cercles non concentriques liés entre eux, un peu à l’image de l’emblème olympique, de sorte que de l’un à l’autre, je pouvais circuler, en aller-retour, autant de fois que je le voulais dans la semaine, parfois même dans la journée. Je ne devrais, d’ailleurs, pas dire “je” car j’agissais en groupe. Et ce groupe était cimenté par le foot, la convivialité du quartier et, accessoirement, par l’école (certains n’étaient pas scolarisés et travaillaient, de temps en temps, comme apprentis dans divers métiers, parfois peu recommandables). Nous avions entre neuf et douze ans en 1960. Et nous étions une dizaine de “permanents” à tourner ensemble dans le premier cercle culturel qui s’offrait, naturellement, à nous, rue d’Italie, les salles Alcazar et Capitole. Il faut dire que dans mon Tanger natal, les deux évidences à la portée de tous les enfants étaient, sans conteste, le foot et le cinéma. Le foot était gratuit et les interminables matches de nos samedis et dimanches dans les terrains vagues du Marshan, de l’Emsallah ou du lointain Souani faisaient résonner dans nos petites têtes la voix radiophonique et pressante de Matias Prats s’extasiant devant les gestes techniques de Di Stefano, Puskas et Gento, et nous initiant, en passant, semaine après semaine, aux règles du jeu, à la langue espagnole et, surtout, au dualisme sans quoi l’aficionado ne peut exister.
Les westerns de John Wayne, les romances de Farid Al Atrache
Du coup, le cinéma c’était la continuation du foot, autrement… pour nous autres petits spectateurs, ébahis et bruyants, devant le grand écran gris où s’affrontaient le Bien et le Mal, la Beauté et la Laideur, le Vrai et le Faux, que cela se déroulât dans les westerns de John Wayne, les romances de Farid Al Atrache, les comédies de Cantinflas ou les chansons filmées de Joselito.
Ainsi, très tôt, les films de la rue d’Italie nous installèrent, de plain-pied, dans le monde parallèle et rassurant de la fiction et nous protégèrent, à cet âge critique, du terrible cynisme de l’environnement tangérois. Dans la salle obscure, solitaires et solidaires, nous étions comme des ombres de nous-mêmes projetées sur les ombres lumineuses de l’écran et nous gloussions de plaisir devant le déroulement inexorable des séquences dont nous connaissions, par cœur, l’agencement et le point de chute.
Nous passions notre temps à revoir des films, à tel point qu’aujourd’hui encore, je n’ai pratiquement aucun souvenir de la première fois que j’avais visionné tel ou tel titre de l’époque. Plus tard, en classe de philo du lycée Ibn Al Khatib, à trois enjambées de la rue d’Italie, lorsque j’entendis parler, pour la première fois, de Platon et de ses ombres portées sur le mur de la caverne, je reconnus avec ravissement ma caverne de la rue d’Italie, l’Alcazar. Nous y voilà ! L’Alcazar constituait le point central du premier cercle. Bâti en 1913, ce théâtre de près de 300 places s’était transformé, en 1917, en salle de cinéma commerciale pour les films de Charlot et de Tom Mix, introduisant ainsi le spectacle-cinéma au cœur du petit Tanger replié bien au chaud derrière les remparts portugais du 15e siècle. Il va sans dire que, quand je parle de l’Alcazar, j’y inclus la salle d’en face, le Capitole, construit plus tard et aligné si bien sur la programmation de son aîné qu’il finit par lui livrer une très vive concurrence.
Merengues vs. Blaugranas
Cela créa une grave scission dans notre groupe… Et par une étrange scissiparité les supporters du Barça élirent le Capitole, nous laissant, à nous les “merengues” l’exclusivité de l’Alcazar… Je me souviens, toutefois, d’un jour où le sous-groupe du Capitole ne put résister à l’attraction de La Terre des Pharaons qui passait chez nous à l’Alcazar. Et ce fut un moment de sincère émotion que cette union du Real et du Barça face à Joan Collins (dans le rôle de Nellifer) effondrée lorsque le Grand Prêtre lui annonça que la pyramide venait de se fermer pour toujours sur tous ceux qui étaient là autour du sarcophage scellé de Pharaon ! Devant la douleur de celle qui assassina froidement son mari Cheops pour se hisser sur le trône d’Egypte, toute la salle explosait de joie, notre meute n’étant pas en reste. Mais qui d’entre nous connaissait le réalisateur du film en ce jour mémorable ? Qui, à cette époque, rue d’Italie et au delà, rue Casbah, rue Dr. Cenarro, rue Josafat et même jusqu’au Petit Socco, pouvait connaître le nom de Howard Hawks ?
Nous avions entre neuf et douze ans et les films ne se distinguaient à nos yeux que par les visages glorieux des acteurs : John Wayne, Gary Cooper… et des dizaines d’autres stars, américaines pour la plupart.
Cela valait aussi pour le deuxième cercle. Son épicentre se situait dans un recoin sombre et humide du Petit Socco, la salle Vox. Là régnait, dans l’absolutisme le plus total, le cinéma égyptien qui drainait un impressionnant public féminin. Mais, là encore, qui connaissait Niazi Mustafa ou Salah Abu Seif ? Il n’y en avait que pour Anouar Wagdi, Farid Chawqi… et d’autres encore par dizaines, sans parler, évidemment, d’Oum Keltoum dont les films, déjà anciens en 1960, étaient reprogrammés plusieurs fois l’an et remplissaient le Vox d’un public soumis qui fredonnait, la larme à l’œil, toutes les chansons de la diva.
Il faut dire que le Vox était, en ces temps-là, la seule salle où les femmes de Tanger (nos mères, nos tantes, nos sœurs) se sentaient chez elles, enveloppées dans leurs djellabas ou leurs haïks ou, plus rarement, vêtues à l’européenne, cheveux lâchés… Jamais ces femmes n’avaient mis les pieds dans l’Alcazar ou le Capitole ni même, à l’intérieur du deuxième cercle, dans la salle American à deux pas du Vox par la rue de la Poste vers les escaliers des Tanneurs… Il est vrai que l’American reprogrammait la plupart du temps, les films de l’Alcazar, comme il est vrai qu’il était densément fréquenté par les péripatéticiennes du quartier Beni Idder dont l’entrée Est se situait exactement au-dessus de la salle, en haut des escaliers.
Un jour, quelques années plus tard, ce qui restait de notre groupe (ceux qui avaient résisté aux sirènes de Tanger et qui s’étaient accrochés aux bancs du Lycée Ibn Al Khatib) commença à se glisser, timidement, hors des murailles de Bab El Fahs, vers le troisième cercle. Le cinéma Rex y surplombait lourdement le Grand Socco, frontière mentalement infranchissable entre nous et le monde européen. Après la montée de la rue de la Liberté, nous longions le Grand Café de Paris avant de nous trouver, comme par enchantement, au cœur du troisième cercle, ne sachant où donner de la tête, entre le Mauritania, le Goya, le Roxy et le Lux… les quatre points cardinaux de notre cinéphilie imminente.
C’était la fin de la magie et le début d’une belle histoire d’amour avec l’image.
Par Nourredine Saïl