"Depuis que j’ai mon cancer du sein, mon mari ne s’occupe plus de moi..."

Au Maroc des milliers de femmes souffrent de tumeurs du sein ou de l’utérus. Mais loin de les soutenir, leurs conjoints sont souvent aux abonnés absents, allant jusqu'à les maltraiter, se remarier ou tout simplement les abandonner.

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Crédits photos : Association Jannat

Khadija** a le visage creusé et les traits fatigués. Elle sort d’une énième séance de chimiothérapie. Emmitouflée dans un mic-mac de châles et de couettes, le regard triste, elle lance : « Vous m’avez vu ? Quel homme voudrait de moi comme ça ? ». Lorsqu’il a découvert que sa femme était atteinte d’un cancer de l’utérus il y a trois ans, le mari de Khadija n’a pas supporté et a décidé de se remarier. Aujourd’hui mise à l’écart, Khadija, âgée de 50 ans et originaire d’Errachidia, doit se débrouiller toute seule, ou presque, pour payer ses soins et se déplacer jusqu’à Rabat pour suivre son traitement à l’hôpital.

Vous m’avez vu ? Quel homme voudrait de moi comme ça ?

Khadija n’est pas un cas isolé. S’il est aujourd’hui impossible de chiffrer le nombre de femmes atteintes du cancer de l’utérus et du cancer du sein abandonnées par leurs maris, le phénomène existe pourtant bel et bien au Maroc où, selon le ministère de la Santé, chaque année, 40 000 nouveaux cas de cancers sont diagnostiqués avec en tête pour les femmes le cancer du sein (36%), suivi du cancer de l’utérus (11,2%). A Rabat, l’association Jannat nourrit et loge gratuitement 25 femmes atteintes du cancer venues sur Rabat pour suivre leur chimiothérapie. « On n’a pas de chiffres exacts sur le nombre de femmes abandonnées par leurs maris car c’est très tabou. Souvent les femmes ont honte de parler de ce que leurs maris leur font subir ou pire qu’ils les abandonnent. Mais moi je peux vous dire que la plupart des femmes qui viennent ici sont maltraités ou abandonnées par leurs maris », explique la présidente de l’association Khadija El Qorti.

Où est ta féminité ?

A côté de Khadija, l’imposante Anissa*, la quarantaine, acquiesce. « Moi c’est pareil. Depuis que j’ai mon cancer du sein, mon mari ne s’occupe plus du tout de moi. Il me trouve laide maintenant », lance-t-elle, avant de laisser tomber son voile pour nous montrer son crâne blanc et chauve. En silence, elle mime l’endroit où se trouvait son sein avant l’opération. « On ne fait plus l’amour. J’ai l’impression de ne plus être une femme. Je lui ai déjà fait des enfants alors je ne sers plus à rien pour lui maintenant », siffle Anissa, sous le regard compatissant de son amie.

Depuis que j’ai mon cancer du sein, mon mari ne s’occupe plus du tout de moi. Il me trouve laide maintenant.

« Dans la conscience collective, le sein est le symbole ultime de la féminité. S’il est abimé ou enlevé, la femme perd tout son pouvoir de séduction. L’utérus lui est l’organe de la procréation mais il y aussi l’idée pour l’homme qu’une femme sans utérus c’est comme un puit sans fond. Donc faire l’amour avec elle serait forcément signe d’insatisfaction », analyse la sociologue et féministe Soumaya Naâmane Guessous. Une idée que beaucoup de femmes ont intériorisé affirme Rajaa Aghzadi, professeure et chirurgienne cancérologue spécialiste de la chirurgie du sein : « Lorsque j’annonce à mes patientes qu’on va devoir leur retirer le sein, certaines me disent qu’elles préfèrent rester comme ça et mourir plutôt que de se faire enlever ce qu’elles considèrent être leur seul lien de féminité avec leur conjoint ». La spécialiste se souvient d’une fois où l’une de ses patientes s’est fait abandonner le jour même de son ablation du sein.

J’ai l’impression de ne plus avoir de corps, je suis devenue asexuée…

Même quand elles restent avec leurs maris, le regard et le comportement de ces derniers à souvent tendance à changer. Nadia*, grande brune longiligne de 36 ans, raconte que depuis qu’elle est « malade du sein » son mari a honte d’elle et ne la regarde plus. « J’ai l’impression de ne plus avoir de corps, je suis devenue asexuée. L’image que j’ai de moi-même n’est plus la même depuis ». Rajaa Aghzadi, qui exerce depuis plus de trente ans et milite pour une meilleure prise en charge psychologique des patientes, n’est pas du tout étonnée par ce type de discours : « Je suis mes patientes de manière très étroite les cinq années qui suivent l’opération. Et je peux vous dire qu’au moins 80% de ces dernières mettent une croix sur le chapitre sexuel, surtout si elles se sont fait enlever un ou deux seins ».

Femmes-objets

Au-delà du tabou lié à la sexualité, c’est aussi la situation de handicap dans laquelle se trouvent les malades qui pose problème aux maris. « Les hommes sont comme des ânes. Quand leur femme est malade ou défaillante, ils en cherchent une autre », lance Khadija qui, dans un rire jaune, raconte que son mari l’a « remplacé » aussi car elle ne pouvait plus assurer les taches du quotidien. « Je ne pouvais plus faire à manger ou la vaisselle car j’étais trop fatiguée. J’étais souvent d’humeur grincheuse aussi ». Pour Khadija El Qorti, il y a là un renversement des rôles qui est insupportable pour la plupart des maris : « Avant sa maladie, la femme s’occupe de tout. Avec la maladie, elle est affaiblie et devient alors un poids pour le mari ».

Les hommes sont comme des ânes. Quand leur femme est malade ou défaillante, ils en cherchent une autre !

Un poids financier surtout, explique Rajaa Aghzadi, pour qui le coût de la maladie est la première raison de la fuite des maris : « Ça les ennuie de prendre en charge leur femmes : devoir payer les soins, accompagner le suivi… Et je parle aussi bien des familles à petits moyens que de la classe moyenne. Ça les ennuie de prendre en charge leur femme ». C’est le cas d’Anissa, dont le mari refuse de donner de l’argent pour acheter ses médicaments ou faire le trajet jusqu’à Rabat pour faire sa chimiothérapie : « Je viens à l’association grâce à l’argent que ma famille cotise pour moi. Puis je prends le train depuis Tanger puis un taxi toute seule. C’est éprouvant dans mon état », explique-t-elle. C’est pour éviter toutes ces situations que Rajaa Aghzadi responsabilise systématiquement les maris de ses patientes : « Je leur dit que moi je fais certes 50% du travail thérapeutique mais que l’autre moitié leur revient. Les hommes ont un rôle à jouer dans la reconstruction psychologique de la femme, dans la façon dont elle perçoit son corps après la maladie ».

Je ne pense plus aux hommes. Je préfère rester seule en attendant la mort…

Assise dans un coin de la pièce, Fatiha* est paisiblement allongée sur un petit lit étroit, écrasée par plusieurs couches de couvertures. La jeune femme, au sourire apaisant, est célibataire et confesse qu’elle a oublié depuis longtemps de se marier. « Je ne pense plus aux hommes. Je préfère m’occuper de ma maladie et profiter de ce qui me reste encore à vivre », explique la jeune femme qui souffre d’un cancer du sein qui s’est récemment propagé à d’autres organes de son corps. Celle qui se dit aujourd’hui « condamnée » ajoute d’un voix douce et apaisée : « Si je me marie, mon futur époux voudra que je m’occupe de lui. Mais c’est impossible dans mon état. Alors je préfère rester seule en attendant la mort ».

* Les prénoms ont été changés à la demande des témoins qui souhaitent rester anonymes

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