"Aït Chéris" de Zakya Daoud - Les femmes d’ailleurs

Le dernier roman de Zakya Daoud aborde la période post-indépendance à travers le prisme des couples franco-marocains.

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Ils étaient l’élite. Hocine, Driss, Mohamed, Lahoussaine… faisaient partie de l’infime minorité de jeunes qui, au sortir du protectorat, avaient fait des études supérieures et ont pu poursuivre leurs cursus en France. Là, ils ont rencontré leurs compagnes. Marie, Geneviève, Mathilde… les ont suivis au Maroc, sans s’imaginer combien leur vie personnelle serait marquée par les tempêtes de l’histoire. Car, qu’ils s’opposent à ce que devient le régime ou qu’ils se mettent en retrait, le poids des luttes pour le pouvoir est de plus en plus lourd… Marie et ses amies prennent peu à peu conscience qu’elles n’ont pas des vies ordinaires, et que cette singularité a un prix.

À la marge

Dans ce roman historique, Zakya Daoud ne se focalise pas sur une grande figure centrale, comme elle l’avait fait pour Mehdi Ben Barka, Abdelkrim ou plus récemment la Cherifa de Ouazzane. C’est le portrait d’une époque qu’elle brosse, époque qu’elle a elle-même très bien connue et dont elle a été une des observatrices avisées.

Elle retrace les tensions entre le mouvement national et le Palais, les persécutions de la gauche, les répressions des étudiants et lycéens, les revirements, la montée des tensions avec l’Algérie, jusqu’au coup d’État de Skhirat. Les Aït Chéris n’est pas un récit intimiste. Zakya Daoud prend pour titre l’expression méprisante de Hassan II pour désigner les couples dits « mixtes », et aborde cette époque violente du point de vue presque naïf de jeunes femmes qui n’étaient pas particulièrement portées vers la politique, contrairement à leurs époux, et qui découvrent peu à peu les complexités de leur pays d’adoption : « Il leur faudrait beaucoup plus de temps pour comprendre une des règles de bases de ce pays : les gens évoluent dans un maquis de sentiments si compliqués et si violents qu’ils se protègent par une amabilité apparente qui n’est, au fond, qu’une mise à distance. »

Zakya Daoud montre comment s’organise ce microcosme social où, au-delà des divergences, toutes se sentent marginales dans une société conservatrice, qui se replie sur la religion et se réinvente des traditions rigoristes, voire « retourne allègrement vers le Moyen Âge ». « Très soucieuses de féminisme, attentives à l’évolution des droits de la femme, elles voyaient toutes trois un net recul, les femmes devenant le refuge de toutes les négations ». Elles doutent, se sentent piégées dans cette société qui les tolère à peine et considère qu’« un mariage hors de sa culture, un mariage mixte donc, est un acte brutal qui casse le tissu social ».Et elles doivent apprendre à résister. Un livre sensible où « tout est fictif, rien n’est inventé ».

Dans le texte

Fatima Zohra, instruite, « immariable »

« J’étais douée pour les études, ma famille m’y a encouragée, ce dont je la remercie, mais, ce faisant, je me suis trouvée décalée avec mon milieu. Les autres femmes de ma famille et des autres familles n’ont pas fait d’études, et se sont mariées dans la tradition. Moi j’ai eu plus de difficultés, justement parce que j’avais fait des études et parce qu’en plus je voulais travailler, ce qui n’est pas bien vu du tout. Je me suis donc trouvée être une vieille fille, puisque j’ai vingt-trois ans déjà, ce qui est vieux pour une femme dans notre milieu, immariable, ce qui était mal vu, en plus… Vous, les Européennes, vous ne pouvez pas comprendre, puisque vous avez fait des études et que cela est jugé normal et qu’on vous épouse justement parce que vous êtes des Européennes ayant fait des études… Imagine en tout cas, ou essaie d’imaginer la honte pour moi et ma famille : émancipée, éduquée, je suis en décalage total… Pour ne pas faire honte à ma famille, je devais donc accepter le prétendant qu’elle m’avait trouvé, bien contente qu’elle m’en ait trouvé un d’ailleurs. Ainsi, je rentre dans la norme, j’achète ma liberté, je l’achète même deux fois, pour avoir fait des études et pour me marier. Mais si on y songe, c’est logique, ici tout au moins, tout se paie… »