Le voyage initiatique de Saint-Exupéry dans le désert sahraoui conté par 4 écrivains

Le 18 décembre, l'Institut du Monde arabe a accueilli à Paris une conférence organisée par la fondation Phosboucraa de l'OCP autour de l'expérience de l'auteur du Petit Prince dans le Sahara marocain. Comment le désert a-t-il transformé sa vision du monde, sa spiritualité, et inspiré sa philosophie humaniste? Récit.

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Engagée en faveur d’une « culture hassanie pérenne et humaniste« , la Fondation Phosboucraa de l’OCP a eu l’idée, en collaboration avec le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) et la Fondation Antoine de Saint-Exupéry, de s’intéresser à l’expérience de l’écrivain-aviateur Antoine de Saint-Exupéry dans le désert marocain.

C’est la lumière, celle du Sahara, sa chaleur, son mystère, son silence et son infinité, qui imprègnent l’oeuvre, fortement spirituelle et philosophique, de Saint-Exupéry. Certes, tout a déjà été écrit sur ce monument de la littérature française, dont le conte initiatique « Le Petit Prince » a été traduit en plus de 300 langues (la 300e étant justement la langue hassanie), mais le sujet, parce qu’il recèle une profondeur infinie, est en réalité inépuisable.

Il l’est d’autant plus lorsqu’il est évoqué avec la verve de Fouad Laroui, la précision de Frédéric Coconnier, et la philosophie Thomas Fraisse et Jean-Pierre Gueno, qui entretiennent, tous à leur manière, un lien intime avec l’homme visionnaire.

« Où sont les bananiers, les dattiers, les cocotiers de mes rêves? »

Le premier contact d’Antoine de Saint-Exupéry avec le Maroc se passe à Casablanca, en 1921, alors qu’il a 21 ans et  vient pour y effectuer son service militaire, au 37e régiment d’aviation de la ville. « Il est assez déçu, car il s’attend à trouver le désert, les cailloux, les dromadaires, des oasis. Alors que Casablanca est déjà une ville extrêmement moderne dans les années 1920« , raconte Frédéric Coconnier, journaliste installé au Maroc et auteur de « Saint Exupéry : Une Aventure Marocaine« .

Dans une lettre à sa mère, le jeune Antoine s’exclame: « où sont les bananiers, les dattiers, les cocotiers de mes rêves? » Il ira même jusqu’à écrire: « Casablanca, cette ville champignon aux immeubles-écrans… me dégoute profondément« .

En revanche, il adore la médina et séjourne fréquemment à Rabat, aux Oudayas, chez son ami le capitaine Priou qui est alors le haut commissaire aux Affaires indigènes. Il ne passera que 6 mois dans la ville blanche. De retour en France en 1922, il rêve du désert…

Né sous une tente nomade

En octobre 1926, Saint-Exupéry est engagé par la compagnie Latécoère, qui deviendra ensuite l’Aéropostale. Il assure alors le transport du courrier entre Toulouse, le Maroc, et Saint-Louis au Sénégal où il y a deux importantes communautés françaises.

Il commence par apprendre la mécanique, avant de devenir pilote et d’acheminer le courrier. Un métier dangereux à une époque où les pannes d’avions concernaient un vol sur six, qui fera dire à André Gide: « la vie ne prenait pour Saint-Exupéry sa parfaite saveur que risquée« .

Basé à Cap Juby, le nom de l’actuelle Tarfaya donnée par les Portugais au XVe siècle, l’aviateur assure également une fonction diplomatique, celle d’arrondir les angles entre les Espagnols à l’époque du protectorat, et les tribus maures.

Pour lui, l’aristocrate habitué aux salons littéraires de Saint-Germain-des-Prés, le désert est un choc. « Le premier bistrot est à plus de 1.000 km « , s’étonnera-t-il. Il y vit néanmoins des moments exaltants, lit à un singe des vers de Baudelaire, rencontre une gazelle qui vient manger dans sa main, et un fennec, qui prendra les traits du « renard apprivoisé » dans Le Petit Prince.

Il y aura aussi des moments déprimants, où Saint-Exupéry est confronté à l’ennui, au danger, au stress. « Le désert, où plutôt les déserts sont omniprésents à Cap Juby: déserts de sable, de l’Atlantique, du ciel qui souvent se confond avec le sable« , analyse Frédéric Coconnier.

« L’aviateur se forme en tant qu’homme dans le désert. Il va à la rencontre des Maures, apprend l’arabe, emmène des enfants faire des baptêmes de l’air…« , poursuit-il. Une vie qui fera dire à Joseph Kessel, ami de Saint-Exupéry : « on eût dit que ce fils de grande famille française était né sous une tente nomade« .

Le désert, à la fois « immense prison et porte ouverte sur les rêves »

« Pour Saint-Exupéry, ces étendues désertiques sont à la fois d’immenses prisons, mais aussi des portes ouvertes sur les rêves. C’est des territoires de tous les possibles, parce que rien ne vient freiner le regard et la pensée. Il s’abandonne souvent à la rêverie solitaire, la contemplation des étoiles et la musique intérieure qui chante au plus profond de lui-même« , raconte Coconnier. « Pour les uns, qui voyagent, les étoiles sont des guides« , écrit Saint-Exupéry dans Le Petit Prince.

Le silence du désert joue un rôle essentiel pour l’aviateur. C’est un révélateur spirituel: « J’ai toujours aimé le désert, on s’assoit sur une dune de sable, on ne voit rien, on n’entend rien, et cependant quelque chose rayonne en silence », écrit-il.

Pour Jean-Pierre Gueno, auteur de « La Terre en héritage Antoine de Saint-Exupéry : Sauver la planète du Petit Prince« , il n’y a pas un seul, mais plusieurs silences chez Saint-Exupéry: « le silence de la paix, celui de midi, le faux silence, le silence du complot, du mystère, le silence tendu, aigu, mélancolique… Ce qui est caractéristique dans le désert pour lui, et qui peut être paradoxal, c’est que le désert a le pouvoir de faire apparaître du néant de multiples choses. Même quand il n’y a rien, on y entend ce qu’on veut y entendre, on y voit ce qu’on veut y voir, y compris un petit prince qui viendrait d’une autre planète. C’est peut-être cela qu’on appelle les mirages ». 

Du désert intérieur, celui de la solitude existentielle de l’homme confronté à lui-même, jaillit la spiritualité de Saint-Exupéry, « qui n’était pas fixé sur une religion ou des dogmes, mais très spirituel« , rappelle la présidente de la Fondation Phosboucraa, Hajbouha Zoubeir.

« La culture hassanie est celle qui n’a pas oublié ‘l’être’ « 

« Dans le désert, on découvre l’être« , résume l’écrivain Fouad Laroui. En effet, si le désert est synonyme de solitude pour Saint-Exupéry, il est aussi le lieu de la confrontation avec des personnes dont l’altérité s’efface devant l’évidence du lien humain. C’est dans ce rapprochement avec tous ces hommes que va naître son éthique humaniste. « Si l’on ne comprend pas les autres, c’est que l’on apporte son vocabulaire et ses catégories de sentiments et non une attitude humble« , écrivait-il dans une lettre.

L’humanisme de Saint-Exupéry se retrouve dans la bouche du renard apprivoisé lorsqu’il dit au Petit Prince: « on ne voit bien qu’avec le coeur, l’essentiel est invisible pour les yeux« . « Cette façon de considérer les relations humaines, cela s’appelle l’humanisme« , résume Frédéric Coconnier.

Fouad Laroui a quant à lui vécu quelques questionnements intérieurs avec Le Petit Prince: « le personnage qui m’a fait beaucoup de peine c’est celui qui fait les calculs, le businessman, car je ne comprenais pas l’hostilité qu’on portait à ce monsieur. J’adorais compter quand j’étais à l’école (au cours de son périple sur différentes planètes, le Petit Prince rencontre un businessman qui est très sérieux et compte en permanence toutes les étoiles de la galaxie, NDLR). Il y a quelques années, j’ai lu que le livre préféré du philosophe Martin Heidegger était Le Petit Prince. Pour lui, le businessman représente ce qu’il appelle l’oubli de l’être. En croyant qu’on comprend le monde parce qu’on écrit des équations, on oublie l’essentiel: l’être« .

Pour l’écrivain marocain, cette philosophie imprègne le Sahara: « une bonne façon de comprendre la culture hassanie, c’est d’en faire la définition la plus philosophique: c’est une culture qui n’a pas oublié l’être. Laroui rappelle au passage que la culture hassanie est inscrite dans le prologue de la Constitution marocaine.

Le Petit Prince, « loin de n’être que le petit blond filiforme, pas plus qu’il ne résume Saint-Exupéry » d’après Jean-Pierre Gueno, est l’histoire d’un chemin initiatique au bout duquel se trouve, pour l’écrivain Thomas Fraisse, la « prééminence de la vie et de l’instant, sur la mort », « l’acceptation de la laideur du monde comme préalable à la joie », et finalement la conviction que « seul compte pour l’Homme, co-constructeur du monde, le sens des choses« .

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