« On ne communique pas d’habitude, nous sommes des ingénieurs et des techniciens, nous nous consacrons plus à nos travaux qu’à la communication”, reconnaît Mounir El Bouyoussfi, directeur général, chimiste de formation qui a gravi tous les échelons au sein de l’Agence pour la Promotion et le Développement du Nord (APDN). S’il reçoit pour la première fois un média à son bureau tangérois, c’est que l’APDN, cerveau stratégique et opérationnel du développement territorial qui travaille depuis 20 ans dans l’ombre des ministères, a atterri malgré elle sur le devant de la scène avec le projet Manarat Al Moutawassit.
La Cour des comptes, dans son rapport du 28 octobre, a estimé que “la décision de confier à l’Agence du Nord la réalisation d’un nombre important de projets, pour un montant total de près de 3 milliards de dirhams représentant plus de 46% du budget global du programme, comporte des risques en termes de suivi, de coûts et de délais”, demandant à ce que “chaque partie prenante assume sa part de responsabilité dans l’exécution et le suivi des projets confiés à l’Agence.” Du coup, les observateurs se sont interrogés : confier la gestion de ce projet à l’APDN était-il trop ambitieux ? Le transfert des enveloppes à l’Agence était-il une manière pour les ministères de se décharger de toute responsabilité ? Pourquoi avoir attendu février 2017 pour faire appel à l’APDN, alors que la convention-cadre du projet est signée depuis octobre 2015 ? Finalement, quels sont vraiment son rôle, sa vocation, sa raison d’être ? Et peut-elle encore perdurer avec la régionalisation et l’arrivée des Agences régionales de l’exécution des projets (AREP) ?
Un catalyseur de développement
Mounir El Bouyoussfi l’assure : gérer les 3,2 milliards de dirhams, qui correspondent à 46% du programme Manarat Al Moutawassit, est tout à fait dans les cordes de l’Agence du Nord. “Ce n’est pas grand-chose pour nous, au total l’Agence gère environ 13 milliards de dirhams actuellement, et le programme de Tanger Métropole est même plus important que celui d’Al Hoceïma, avec 3,5 milliards de dirhams. Manarat Al Moutawassit est une responsabilité importante, mais nous avons l’habitude de gérer des projets de manière soudaine, comme au moment du séisme d’Al Hoceïma en 2004.” Le directeur général confirme également que le programme colle parfaitement à la mission de l’Agence. “Comme la loi 6-95 qui a créé l’APDN le mentionne, elle est un instrument de l’Etat pour programmer, réaliser, faire les montages financiers, chercher des fonds, coordonner les projets, faire des partenariats… Nous sommes un catalyseur de développement : tout et rien ne nous appartient”, résume-t-il.
Depuis qu’elle a été chargée du suivi du programme en février 2017, l’Agence a mis un sérieux coup d’accélérateur. “Sur les 3,2 milliards, 2,2 sont déjà engagés financièrement, ce qui correspond à un taux d’engagement de plus de 75%, alors que le planning prévisionnel d’octobre 2015 prévoyait d’être à 1,8 milliard, dans l’hypothèse où le projet n’ait pas été retardé au démarrage. On arrivera à 85% à la fin de l’année, et 100% en juin 2018. Physiquement, le projet devrait être achevé en décembre 2019”, détaille le directeur général. Sur l’ensemble du programme (y compris la partie gérée en direct par les ministères), une source au sein de la Région de Tanger-Tétouan-Al Hoceïma indique que 630 projets sont engagés, pour un montant d’environ 4,25 milliards de dirhams, et qu’“il n’est prévu, ni relevé aucun retard dans l’engagement des projets.”
Les ministères absents sur le terrain
Mais si l’Agence est rodée à l’exercice, pourquoi la Cour des comptes s’interroge-t-elle sur sa “capacité à réaliser, en plus de ses projets propres engagés dans d’autres provinces du Nord, un programme de cette envergure, malgré ses moyens humains limités” ? Mounir El Bouyoussfi reconnaît volontiers une confusion sur ce point : “Il s’agit de sa capacité à gérer sur le terrain. En ce qui concerne le lancement, l’installation, le paiement des entreprises, nous sommes très forts, mais le problème c’est le suivi. J’ai eu peur que les départements ministériels nous versent l’argent et ne reviennent qu’en décembre 2019 en nous demandant des comptes. Or, on ne peut pas se substituer à eux sur le terrain, ils sont les maîtres d’ouvrage délégués et les propriétaires finaux. On ne peut pas tout suivre avec 88 personnes dans l’Agence, et les autres programmes à gérer en parallèle. Sur ce point, nous avons interpellé la Cour des comptes et les départements des ministères.”
Il nous précise également que les transferts des fonds vers l’Agence, en totalité ou en partie en fonction des départements ministériels, est “un processus normal, similaire à ce qui se fait pour les autres projets gérés par l’Agence.” Quant à la gouvernance, les ministères ont aussi été lents au démarrage. “La première réunion du comité national de suivi, qui concerne les ministères et doit se tenir tous les 3 mois, a eu lieu en février 2017, alors que la convention date de 2015. Il devrait y en avoir une avant la fin de l’année. Les comités provinciaux se tiennent quant à eux tous les mois”, précise le DG de l’Agence.
Une Société de développement régional fantôme
Au vu de ses missions et compétences, l’Agence du Nord semblait optimale pour gérer Manarat Al Moutawassit dès le départ. Alors, pourquoi ne pas lui avoir confié la gestion dès octobre 2015 ? Un observateur, fin connaisseur de l’Agence, s’est étonné que la décision intervienne aussi tard, et que l’Agence n’ait été sollicitée qu’en tant qu’exécutante alors qu’elle excelle dans la stratégie. Le DG de l’Agence rappelle cependant que, dès le départ, l’Agence a participé au programme avec ses propres projets orientés sur le monde rural, qui représentent environ 2,5% du programme global et ont été lancés rapidement. Quant à savoir pourquoi elle a été sollicitée soudainement en février dernier, alors que la colère populaire montait à Al Hoceïma… “Je ne peux pas répondre à cela, c’est un choix des ministères, mais l’Agence a été toujours disponible”, élude-t-il.
Un “choix des ministères” éminemment politique, à en croire un ancien cadre de l’Agence proche du gouvernement. Selon ce dernier, la création d’une Société de développement régional (SDR) pour la maîtrise d’ouvrage aurait été envisagée au moment de la signature de la convention. Cela aurait permis à la région de garder un fort pouvoir de contrôle sur le programme, avec 51% de participation dans la SDR. Mais l’option était hautement complexe. “Cela prend beaucoup de temps, car il faut une validation politique au niveau de chaque instance, puis une approbation du ministère de l’Intérieur. Ensuite, il faut doter la SDR en ressources humaines, financières… Faire appel à l’Agence du Nord est une solution beaucoup plus rapide et efficace”, estime notre source. Une efficacité accrue par les procédures spécifiques de l’Agence facilitant les passations de marchés et les paiements, sa transversalité, sa capacité à donner une vision globale et consolidée du programme, et son caractère apolitique qui assure la pérennité de son action. “Enlevez l’Agence et voyez comment le programme Manarat Al Moutawassit aurait été géré depuis février sans nous”, conclut Mounir El Bouyoussfi, qui n’a pas à rougir de son bilan.
Débat. Vers la fin des Agences de développement ?Avec la régionalisation et l’arrivée des Agences régionales d’exécution des projets (AREP) mises en place par la loi organique relative aux régions, de sérieuses questions se posent sur le devenir des trois Agences de développement du Nord, du Sud et de l’Oriental. Bien qu’aucune décision ne soit encore prise à l’heure où nous écrivons ces lignes — contrairement aux informations diffusées dans certains médias —, une source à la primature nous confirme que “la réflexion est bien avancée. Une étude a été menée sur le devenir des trois Agences car on ne pourra pas rester avec les Agences existantes et les nouvelles AREP. C’est un double emploi non justifié, des discussions sont en cours au sein des départements concernés, notamment les ministères de l’Intérieur et de l’Économie et des Finances”. Selon une source informée, plusieurs scénarios (“ni confirmés ni infirmés” par les services de la primature) seraient envisagés et auraient été discutés au sein du Conseil économique, social et environnemental (CESE) dès 2015. Le premier regrouperait les trois Agences au sein d’une instance nationale de développement, une sorte de “haut commissariat” qui opérerait en soutien des régions et des ministères. Le deuxième pourrait faire de ces Agences des incubateurs pour les AREP pour la période de transition. Le troisième les supprimerait purement avec un plan d’accompagnement. Quant au quatrième, celui d’un maintien en l’état, il semble de plus en plus improbable au vu des déclarations gouvernementales. Pour autant, le rapport de la commission consultative de la régionalisation avait considéré que “la cohabitation des deux ne semble pas conflictuelle et une collaboration est envisageable dans le cadre de leurs missions respectives.” Mounir El Bouyoussfi en est convaincu et ne tarit pas d’arguments en ce sens : “Ce n’est pas un hasard si ces Agences couvrent des territoires frontaliers, stratégiques pour le royaume. Nous avons su évoluer avec la régionalisation. Là où l’AREP est propre à la région et où son management est nommé par le président de région, les Agences sont étatiques et ont toujours été apolitiques.”[/encadre] |
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